C’est la rentrée ! Imaginez que vous êtes retournés à l’école et que votre prof de Maths vous présente un petit problème à résoudre : calculer le nombre de touristes internationaux que la France pourrait accueillir au maximum si elle veut être en phase avec la trajectoire bas carbone voulue par l’Europe, c’est-à-dire -55% d’émissions de GES d’ici à 2030 par rapport aux émissions de 1990. Suite à l’organisation des Universités du Tourisme Durable organisés au Havre les 28 et 29 septembre dernier, j’ai eu quelques insomnies et j’ai essayé de répondre à cette question et de pousser des réflexions.
Le problème mathématique en question
Le tourisme en France a émis 118 Millions de tonne de CO2 selon le dernier rapport de l’ADEME sur des chiffres de 2018 en prenant en compte la venue des touristes internationaux et les séjours intérieurs des Français.
Pour rappel, l’Europe a validé une ambition de réduction des émissions de gaz à effet de serre de -55% d’ici à 2030 par rapport aux chiffres de 1990. L’ambition de la France est plutôt de l’ordre de -40% à travers son plan climat (et elle est en retard comme bien des pays).
Or, en 1990, la France accueillait 52.5 millions de touristes internationaux contre 89 millions en 2018. Avec ces données, là, quel serait le seuil du nombre de touristes internationaux que la France ne devrait pas dépasser pour l’année 2030?
La théorie du Donut en pratique ou comment calculer un plafond écologique
Comme je le présentais rapidement dans mon dernier billet, la théorie du Donut nous impose un autre regard sur la politique économique d’un territoire. Il s’agit non pas de faire croitre le PIB puis de réagir en travaillant à réduire les impacts écologiques tout en s’intéressant à la non-dégradation des enjeux sociaux. Il s’agit de construire la politique économique entre deux bornes : un plafond écologique à ne pas dépasser et une limite sociale sous laquelle ne pas descendre.
Le tourisme dans nos territoires a toujours fonctionné de la même manière. On cherche à faire croitre le tourisme, à augmenter le nombre de visiteurs (en particulier internationaux) puis à essayer de booster les retombées économiques dans les territoires (en évitant les fuites vers d’autres pays). Or, cette fuite en avant ne permet pas vraiment de résoudre les enjeux écologiques (on fait confiance à l’Homme pour trouver une future solution au problème #homodeus) et sociaux.
Cette Théorie du Donut, véritable révolution graphique dans la compréhension des enjeux de développement durable, est-elle applicable au tourisme ?
UNE réponse simpliste au problème
Même si vous n’avez pas un gros niveau au Maths, vous allez comprendre cette résolution.
En gardant la même base de calcul du rapport entre un touriste international et son impact sur l’émission du tourisme en France (ce qui est largement imparfait comme postulat de départ), voilà ce que ça donne en faisant des produits de croix basiques :
Les émissions de gaz à effet de serre du tourisme en France, sur la base des 52.5 millions de touristes qu’elle a accueillie en 1990 (année de référence pour la réduction des émissions de GES), équivalent à 69 millions de tonnes CO2.
En appliquant les ambitions de l’Europe et de la France en matière de trajectoire bas carbone à horizon 2030, cela donnera respectivement des seuils d’émissions à ne pas dépasser pour le secteur du tourisme de respectivement 31 millions à 41,4 millions de tonnes de GES.
Or, en appliquant le même ratio sur le nombre de touristes internationaux, cela voudrait dire que la France ne pourrait pas accueillir plus de 23.4 millions de touristes internationaux pour l’ambition européenne et 31.2 millions de visiteurs pour l’ambition française ! Il faudrait donc diviser par 3 l’ambition de la France en matière de tourisme international sur les chiffres pré-COVID… Je vois déjà la mine déconfite de Jean-Baptiste Lemoyne, d’Atout France et des directeurs de CRT, non ?
Bien entendu, ce chiffre est complètement imparfait car il faudrait regarder en détail certains points clés. Est-ce que les émissions du tourisme en 1990 étaient bien de 69 millions de tonnes. Les efforts des avionneurs, des voitures et des hébergeurs en matière de réduction de leurs émissions ne sont pas intégrés dans mon calcul. Les émissions en 1990 seraient donc logiquement plus élevées. Mais de combien ?! Le profil des visiteurs internationaux a aussi forcément évoluer depuis 1990 mais pas forcément dans le bon sens côté émissions de CO2.
Ce chiffre de 30 millions de touristes internationaux à horizon 2030 n’est donc peut-être pas si ridicule que ça à prendre en compte…
Quid du tourisme intérieur ?
Bien sûr, là, je ne me suis intéressé qu’au tourisme international qui ne représente qu’une partie des émissions de gaz à effet de serre du tourisme en France. L’un des éléments intéressants de l’étude de l’ADEME, c’est la prise en compte du tourisme intérieur. Les Français sont très nombreux à voyager en France. Selon le Memento du tourisme 2018, la France métropolitaine avait enregistré 835 591 nuitées de Français contre 213 180 pour les visiteurs internationaux soit une proportion de 1 international pour 4 visiteurs français.
Je vais vous éviter tous mes calculs mais j’ai basé ma réflexion sur une trajectoire bas carbone moyenne entre celle de la France et celle de l’Europe soit 35 Millions de tonnes de CO2 à ne pas dépasser pour 2030.
J’ai donc utilisé les chiffres fournis par le Memento du tourisme et j’ai pris les chiffres d’émission moyenne présentés par l’ADEME dans sa dernière étude qui sont :
- Émission moyenne pour une nuitée d’un visiteur intérieur : 44 kg CO2 par nuitée
- Émission moyenne pour un visiteur international : 175 kg CO2 par nuitée
Ainsi, sur cette base-là et en gardant le même ratio de visiteurs français / internationaux, la France ne devrait pas dépasser 500 millions de nuitées en 2030 (495 555 000 précisément) soit une diminution de 32% de visiteurs par rapport à l’année 2018.
Il s’agira précisément de ne pas dépasser 400 millions de nuitées de visiteurs intérieurs et 100 millions de nuitées de visiteurs internationaux d’ici à 2030. Prêt pour un tel défi ?
Quid de l’impact pour vos différentes régions ?
En extrapolant ces chiffres par rapport au part de marché des nuitées dans les régions et de la variabilité des ratios tourisme intérieur / tourisme internationaux, voilà les résultats pour vos régions.
Ainsi, le seuil de nuitées pour la région Occitanie par exemple serait d’environ 40,6 millions (31 millions pour les visiteurs Français et 9,6 millions pour les visiteurs internationaux). L’Île-de-France ne devra pas dépassée les 135 millions de nuitées dont uniquement 29 millions pour les clientèles internationales.
Peut-on jouer sur d’autres paramètres ?
Oui, bien entendu et heureusement !
Bon, écartons de suite la possibilité d’une technologie de rupture dans les transports adoptée par l’ensemble des voyageurs d’ici à 2030. Airbus nous parle d’une innovation potentielle à horizon 2035. Le remplacement des véhicules thermiques par des véhicules électriques pourraient avoir un impact pour la France mais je n’ai pas encore eu le temps de vérifier les enjeux de prospective sur le secteur et l’impact potentiel en matière de mobilité touristique.
Nous parlons du nombre de nuitées maximum à ne pas dépasser pour les régions. 2 leviers intéressants apparaissent clairement :
- Faire évoluer le ratio tourisme intérieur / tourisme international afin de booster le tourisme intérieur, moins émetteur de CO2 que le tourisme international et ainsi se permettre d’accueillir plus de monde (et donc logiquement de meilleures retombées économiques en local).
- Faire évoluer le ratio nombre de voyages / nombre de nuitées. C’est logique ! Le bilan GES du tourisme en France montre bien la part prépondérante du transport. Il faudrait donc essayer d’augmenter le nombre moyen de jours d’un séjour d’un visiteur tout en diminuant le nombre de voyageurs. Cela ferait baisser facilement le bilan GES d’une destination. Dans le tableau au-dessus, je montre qu’avec une augmentation de 50% de la durée moyenne du séjour, on pourrait alors réduire fortement le nombre de voyages / voyageurs.
Quid des enjeux sociaux ?
Lors des Universités du Tourisme Durable, j’ai pu entendre parfois des critiques sur une vision décroissantiste du tourisme, c’est-à-dire toute la démonstration imparfaite que j’ai pu vous proposer au-dessus.
Ces personnes y opposaient la dimension sociale, la création de richesses et d’emplois dans les territoires. Or, tous les secteurs d’activité vont devoir faire des efforts drastiques pour baisser leurs émissions de gaz à effet de serre au risque de basculer l’humanité sur un terre non-viable.
La décroissance consiste justement à construire une stratégie pour respecter les enjeux écologiques et d’adapter l’économie (ici touristique) en fonction de ces limites.
A partir de ce début de réflexion, il s’agira de traduire ça sur les impacts dans les territoires, au sein des entreprises. Certaines devront largement pivoter (je pense aux agences réceptives qui accueillent des visiteurs lointains et aux hébergements dépendants d’une clientèle avec un lourd bilan carbone). Il faudra justement construire des plans / des schémas de développement touristique qui intègrent ces éléments-là avec une réadaptation des choix d’aménagement et de développement en fonction de ce seuil maximum de visiteurs.
Enfin, il faudra surtout sortir largement de la logique purement touristique pour un territoire et réfléchir de concert avec les autres secteurs d’activités afin de trouver un véritable équilibre en matière de créations d’emploi et de préservation du vivant.
Quels impacts pour Atout France et pour les CRT ?
Pour avancer de façon très opérationnelle, en prenant en compte ces chiffres-là et en les mettant en tête des réflexions pour construire les nouveaux plans d’actions promotionnelles de la France et des CRT, il s’agira de faire des choix pertinents pour aller toucher ou non tel ou tel marché émetteur.
Si l’ambition affichée pour la France demain est de ne pas dépasser les 35 millions de tonnes de CO2 pour son tourisme à horizon 2030, il s’agit de poser clairement les budgets pour éviter de faire venir absolument des clientèles asiatiques qui viendraient pour très peu de jours en France car le choix ne sera pas uniquement dicté par les potentielles retombées économiques et bien par ce seuil carbone à ne pas faire exploser…
Et cela changerait donc tout dans les prises de décisions, dans les budgets alloués à la promotion internationale versus la promotion intérieure.
Mais le tourisme doit-il suivre la même trajectoire que les autres secteurs ?
Voilà une question qui mérite bien entendu d’être posée. Jean-François Rial, le patron du groupe Voyageurs du Monde et président de l’Office de tourisme de Paris explique régulièrement que certains secteurs d’activité ne pourront pas prendre une trajectoire bas carbone rapidement à cause du manque de solutions technologiques. Ils parlent principalement des secteurs du tourisme et de l’agriculture. Pour ces secteurs, il faut accepter que la trajectoire soit plus lente tout en créant des dispositifs d’absorption carbone afin de financer des projets de captation tout en investissant massivement dans la recherche et développement des principaux acteurs comme les transports touristiques.
Or, peut-on aujourd’hui mettre de front la question de l’alimentation et du tourisme. Sachant que le tourisme reste quand majoritairement du loisir et que seul 10% des habitants de la Planète ont pu prendre l’avion au moins une fois, la société peut-elle accepter sagement qu’un secteur de loisir continue d’émettre massivement des émissions (surtout pour une faible frange de la population) ?
Je pense que le tourisme devra logiquement suivre une trajectoire bas carbone à terme. Elle a déjà énormément de retard par rapport à d’autres secteurs. Et nous avons beau parlé régulièrement des enjeux que ce soit sur ce blog ou dans les colloques, il faudra bien réussir à réduire largement les émissions. La démonstration ci-dessus ouvre une voie. Je serais ravi d’affiner ces réflexions et les chiffres de vos territoires pour arriver à imaginer la traduction de la Théorie du Donut pour vos destinations.