Sans-culottes, bonnets rouges et gilets jaunes…
Depuis plusieurs semaines, pas un carrefour de France ne s’est couvert, le temps d’un week-end ou parfois en continu malgré les frimas des petits matins d’automne, malgré le brouillard ou la pluie, d’un peuple que l’Histoire retiendra seulement habillé de gilets jaunes. On les présente parfois comme les héritiers des sans-culotte(s), les plus radicaux des révolutionnaires, dont la tenue constituée d’un pantalon à rayures bleues et blanches surplombée du célèbre bonnet phrygien symbolisait vous le savez la contestation. On les dit cousins des bonnets rouges bretons – couvre-chef à ne pas confondre avec celui aussi célèbre du Commandant Cousteau qui rendait hommage aux bagnards de Toulon, qui avaient été contraints d’essayer les premiers scaphandres de l’histoire aux XVIIIème et XIXème siècles – qu’arborèrent en 2013 des citoyens en réaction aux mesures fiscales relatives à la pollution des véhicules de transport de marchandise et aux nombreux plans sociaux de l’agroalimentaire. Ces têtes couvertes d’un bonnet rouge, contestées par certains, rendaient hommage aux insurgés de Basse-Bretagne qui d’avril à septembre 1675 se révoltèrent contre la hausse des taxes (dont celle sur le papier timbré requis pour les actes authentiques) et se nourrissaient d’une hostilité aux seigneurs. On les reconnaissait – et ils se reconnaissaient – à leurs bonnets rouges.
Tout a été dit ou presque, analysé, expertisé depuis plus d’un mois sur ce mouvement né spontanément sur les réseaux sociaux en réaction à la hausse de la taxe sur les produits énergétiques, sur le décalage entre mondes urbains et périphériques, entre les bobos parisiens et les classes moyennes ou les ruraux, entre les modernes et les anciens et inversement. Ce qui m’intéresse dans ce mouvement, alors que je porte un gilet jaune depuis de nombreuses années exclusivement pour faire du vélo dans la pénombre des matinées d’hiver ou le soir venu en toutes saisons, et que je souhaite partager avec vous aujourd’hui, ce n’est pas la réaction courroucée d’un automobiliste contrarié, celle d’un hôtelier qui voit ses réservations chuter à l’approche de Noël ou celle d’un visiteur de l’Arc de Triomphe. Non. Je suis frappé depuis de nombreuses années par un fait politique majeur dans notre pays qui trahit une habitude ancestrale : nous sommes incapables collectivement de nous projeter dans un avenir à plus ou moins long terme. Bref de nous imaginer un avenir commun ou un projet de société. Le récent discours présidentiel censé calmer les ardeurs des gilets jaunes le montre. On a entendu parler en France de nouvelle société en 1969 lors du discours de Jacques Chaban-Delmas à l’Assemblée nationale[1], qui imaginait une société « prospère, jeune, généreuse et libérée ». François Mitterrand voulut à partir de 1972 « changer la vie » avec le programme qui déboucha sur son élection en mai 1981[2]. Mais après, quel projet pour demain voire après-demain ? Quelles perspectives politiques, quel grand dessein ? Le nationalisme et le repli identitaire ? Sombres lendemains ! L’Europe ? Le rêve s’est quelque peu écorné, la faute sans doute à des règles absurdes édictées par une administration continentale hors sol et péremptoire !
Quel récit national ?
Quel sera notre futur récit national ? Pour paraphraser Winston Churchill, « plus on regarde loin dans le passé, plus on voit loin dans le futur ». La construction de notre « récit national » s’appuie sur les manuels d’Ernest Lavisse, utilisés entre 1884 et les années 1950. Ces derniers nourrissaient un imaginaire historique célébrant la glorieuse nation française et ses héros censés l’incarner devant être partagé par l’ensemble des citoyens pour former ainsi la communauté nationale[3]en déclinant chronologiquement récits de conquêtes, épopées et personnalités. Chaque petit Français lisait sur la couverture du « Petit Lavisse » enjoint aux élèves : « tu dois aimer la France, parce que la Nature l’a faite belle et parce que l’Histoire l’a faite grande. » La Nature l’a faite belle et parce que l’Histoire l’a faite grande ! Nous Français, ayons à l’idée que la Nature nous a faits beaux et que l’Histoire nous a faits grands. L’antienne est précise, quoi que grandiloquente. De nouvelles frontières existent encore, après celles de Kennedy et de Jacques Maillot. Même si le Gaulois est réputé « réfractaire au changement »[4],il est urgent d’imaginer notre avenir. « Quand c’est urgent, c’est déjà trop tard ». La fameuse loi de Talleyrand décrivait l’urgence comme le fruit de tous les retards accumulés ou des « non anticipations antérieures ». Quelle société voulons-nous ? Quel modèle pouvons-nous imaginer ?
La prospective à la française
La France doit entamer un travail collectif de prospective. Prospective politique, prospective économique, prospective citoyenne. La prospective sert, vous le savez déjà, à préparer le futur. « L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare » écrivait le philosophe Maurice Blondel. Toute démarche prospective repose principalement sur une activité collective et mobilise traditionnellement trois champs : l’attitude, la méthode, le discours. Mon ancien collègue du Cnam, Michel Godet, les a théorisés puis vulgarisés.
La question de l’attitude repose sur deux principes : la responsabilisation et l’anticipation. Pour se lancer dans la prospective, il ne faut pas croire en une certaine forme de déterminisme. On a coutume de dire que l’avenir ne se subit pas mais se construit (plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens…). L’avenir appartient aux domaines de la liberté (futurs possibles), de la volonté humaine (futur souhaité ou redouté), de la responsabilité (volontariste). Vous pourrez lire quelques articles sur le sujet et quelques personnages clefs de l’histoire de la prospective, notamment Gaston Berger (père de Maurice Béjart, philosophe en action, être tourné vers l’avenir, dans contexte de forte accélération et de reconstruction des années 1950 liée aux techniques nouvelles) et Pierre Macé (commissaire au plan). La méthode d’une démarche prospective repose sur trois principes : voir loin (15 à 30 ans), voir large (mobiliser maximum de points de vue – chefs d’entreprises, hauts fonctionnaires et universitaires – et disciplines), voir en profondeur. Le lien entre prospective et aménagement territoire est née dès la création de la Datar, en 1963, avec une méthode dite des scénarios (science de la géographie volontaire). Cette méthode s’appuie aujourd’hui sur des projets de territoires, nécessitant la participation de multiples acteurs. Cette méthode est dite stratégique car reliée à l’action pour nourrir la décision, qu’elle soit publique et/ou privée. Le discours lié à toute méthode de prospective respecte à la fois l’éthique de l’action et l’éthique de l’avenir.
Dans un contexte où prédomine le sentiment d’une diminution de la capacité d’agir des pouvoirs publics, où les résultats sont très souvent inférieurs aux attentes, où les fragilités identifiées sont nombreuses, où les politiques d’aménagement du territoire apparaissent épuisées et sans grande ressource, la prospective territoriale implique de définir une nouvelle ambition pour les territoires. La question que l’on doit se poser est simple : pourquoi y aller ? Quand l’Etat état met en marche un outil de prospective, c’est un acte de pouvoir qui se prend, avec un nouveau jeu d’acteurs (redéploiement, arbitrage, point d’équilibre) et en définissant un dispositif qui repose sur un travail d’information (dans le cadre de la transformation des territoires) et la définition d’un nouvel objet (par exemple le fonctionnement de systèmes spatiaux). La prospective territoriale nécessite également l’élaboration de scénarios : elle correspond à une espèce de dessin qui pourrait se réaliser / une manière de prendre distance ou procédé heuristique (on pourrait prendre cadre d’immersion). Il est nécessaire pour cela de mettre une distance avec les références connues jusqu’alors (ou cadres de référence). C’est un choix dur, mais que je pense nécessaire. Parmi les nombreux acteurs ayant un rôle dans les champs du territoire, les scientifiques sont sans doute les plus à même de faire changer systèmes de représentation des élus et des techniciens (d’où un travail de coopération). La situation décrite implique un apprentissage mutuel dans le dispositif prospectif qui passe forcément par un travail en ateliers et à terme la production d’articles. Et une dimension expérimentale ajoutée : les diagnostics, les enjeux, les scénarios n’ont d’intérêt que s’ils sont testés sur le terrain.
Pour une prospective touristique
Les outils de prospective territoriale sont connus depuis longtemps. Ils sont utilisés dans beaucoup de domaines, y compris de politiques publiques. Force est de constater que la prospective touristique n’est pas un domaine encore très développé. Je crois pourtant que réside là l’un des enjeux majeurs de développement territorial pour l’ensemble des collectivités françaises. On promet à la France 100 millions de visiteurs internationaux, sans doute 120 voire 130 d’ici 20 à 30 ans, mais comment nous préparons-nous ?
Pour l’instant, la prospective touristique n’apparait que peu dans les actions des acteurs spécialisés dans le domaine. L’OMT et toutes les institutions internationales publient des éléments prospectifs, dont la base scientifique est vraiment contestable (taux de croissance de 4% du nombre moyen de voyageurs dans le monde). En France, de rares études du Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (Pipame) sont en ligne[5] ; peu d’études sont consacrées au tourisme par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), hormis sur le tourisme fluvial[6]et de nombreuses pages dans les rapports dédiés à l’attractivité des territoires. On peut noter également un travail mené par Offices de tourisme de France sur l’Office du futur[7]et quelques publications épisodiques sur la question des scénarios touristiques comme l’étude consacrée au « bilan carbone et scénarios d’évolution des activités touristiques en région Ile de France »[8]. D’autres études existent sur la prospective touristique. Amadeus a l’habitude publier quelques études sur les tendances du marché du voyage d’affaires[9]. Vous pouvez lire également un bon article sur le sujet sur le site du MIT[10].
Paul Fabing[11]et Guillaume Cromer[12]ont publié sur ce blog ou ailleurs quelques articles intéressants sur le sujet. Ils parlent d’organisation par processus qui favorise la prospective stratégiquepour le premier ou de tourisme au temps de l’effondrement pour le deuxième. Le sujet de la prospective touristique n’intéresse pour l’instant que quelques initiés, éclairés et éclairants. Pourtant les enjeux sont multiples et majeurs. Nos systèmes et nos territoires sont mobiles, sont pensés et organisés comme tel. La France s’est découverte destination touristique grâce au train, qui a « a favorisé un tourisme de villégiature en station » à la fois pour les premiers touristes étrangers anglais au 19ème siècle et ceux, français et étrangers, qui se sont mis à découvrir le pays durant le 20ème siècle écrivait Jean Viard en 2015 dans « Le triomphe d’une utopie: Vacances, loisirs, voyages – La révolution des temps libres ». Puis la majorité des visiteurs se déplacent en automobile, un mode qui « favorise le circuit et le rayonnement ». « L’étape ultime de cette mobilité humaine a été franchie durant la deuxième moitié du XXème siècle. Les vacances et les voyages ont permis à l’individu de se mesurer au monde, à ses étendues et à ses hauteurs, à ses mémoires historiques, à la diversité de ses espèces animales et végétales, de ses cultures ». « Ce temps sans maître, libéré pour soi, ces multiples voyages à finalités diverses ont eux aussi attiré des joies et des espérances, acculturé à des gestes et à des modes d’être, mis en désir des villes et des régions, des œuvres et des cultures. Sans cesse, de nouvelles populations, y compris dans les pays pauvres, entrent dans la ronde des voyageurs du monde ». Et demain ? Et après-demain ? « L’analyse prospective des espaces d’interface et de circulation d’une France mondialisée est donc de la plus haute importance » écrivait la DATAR en 2010. Quelles mobilités, quels territoires, quelles organisations, quelles touristiques souhaitons-nous ? Quelles portes d’entrée de la France pour quels systèmes territoriaux ? Quelles nouvelles pressions sur des territoires toujours plus fragilisés (littoraux, montagne, rivières, etc.) pour quelles nouvelles vagues de peuplement, nouvelles forces sociales, économiques et culturelles ?
Mon intime conviction est que le manque de projection explique nos archaïsmes, nos mouvements réactifs, nos révolutions réelles ou supposées. Victor Hugo écrivait dans Les Misérables« ce qu’il faut toujours prévoir, c’est l’imprévu ». Essayons donc de prévoir l’imprévu, de rendre prévisible l’imprévisible. De tirer des enseignements des Sans-culottes, des bonnets rouges, des gilets jaunes. La prospective touristique peut nous aider à écrire tout ou partie de notre nouveau récit national !
[1]http://archives.gouvernement.fr/villepin/acteurs/premier_ministre/histoire_chefs_gouvernement_28/jacques_chaban_delmas_202/discours_politique_generale_jacques_50327.html
[2]http://www.mitterrand.org/Changer-la-vie.html
[3]https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/03/dans-l-enseignement-de-l-histoire-pensons-un-recit-national-emancipateur-et-inclusif_4992126_3232.html
[4]https://www.youtube.com/watch?v=3_6hDHIYSNg
[5]https://www.entreprises.gouv.fr/etudes-et-statistiques/tourisme-prospective
[6]http://www.cget.gouv.fr/ressources/publications/les-meilleures-pratiques-internationales-du-tourisme-fluvial
[7]http://officedetourismedufutur.fr
[8]http://www.srcae-idf.fr/IMG/pdf/BC_tourisme_idf_cle031c92-1.pdf
[9]https://amadeus.com/documents/en/travel-industry/report/online-travel-2020-evolve-expand-expire.pdf
[10]https://www.technologyreview.com/s/610359/the-travel-ecosystem-an-industry-on-the-go/
[11]https://www.etourisme.info/et-la-prospective-je-vous-la-mets-ou/
[12]http://prospective-tourisme.com/index.php/2018/08/29/tourisme-effondrement/