Pensées estivales autour de l’innovation dans le tourisme

Publié le 14 juin 2021
10 min
Ce billet a été publié pour la première fois en juin 2019. Deux ans après, cette réflexion autour de l’innovation garde tout son sens…

Dans le secteur privé comme dans le secteur public, « innover » semble être devenu une obligation omniprésente dans la vie de nos organisations.

L’innovation se traduit généralement par la conception d’un nouveau produit, service, processus de fabrication ou d’organisation répondant aux besoins du consommateur et immédiatement mise en œuvre par les entreprises (wikipedia).

Le terme d’innovation est tellement répandu qu’il est devenu polysémique : on le situe généralement entre invention et amélioration.

Mot valise, injonction permanente des dirigeants, des élus et des communicants, innover serait devenu essentiel.

D’où vient cette injonction à innover ?

Je propose en premier lieu de prendre un peu de recul. L’innovation n’est pas propre à l’homme : elle existe dans la nature et a pré-existé à l’être humain.

L’histoire de l’univers est une succession d’innovations naturelles notamment par l’intermédiaire de l’aléatoire des chocs des premières briques de l’Univers : « l’aléatoire produit de manière mécanique de la créativité c’est-à-dire des variations, des possibilités, la capacité à exister et à s’adapter aux transformations perpétuelles de l’Univers ».

 Bref, n’étant pas un grand scientifique je vous propose de retenir que l’innovation existe dans la nature et que l’innovation et la créativité ne peuvent être déconnecté de l’existant : « ce sont des processus qui utilisent, associent, combinent, bricolent avec l’existant, pour le dépasser afin de créer le « nouveau ». (L’art de l’innovation, JC Messina et Cyril de Sousa Cardoso, Eyrolles 2017).

Pour autant, on considère souvent que l’innovation est consubstantielle de l’humanité : afin de répondre à ses besoins de survie, de vie et de sens, l’être humain observe, associe et combine et ainsi innove dans un processus sans fin : chaque innovation renforce sa capacité à innover et créer de nouveau. La création entraîne la création, la nouveauté étend le champ des connaissances et en retour sa capacité à créer et à innover de nouveau.

Le feu est généralement présenté comme la première et la plus grande invention de l’homme. Ce n’est pourtant pas une invention, ce que nos lointains ancêtres ont réalisé, c’est la domestication du feu. Et la principale innovation n’est peut être pas là on le croit :

« Le feu fut surtout un facteur de convivialité, car les humains regroupés autour du foyer, partageaient leur nourriture qu’ils faisaient cuire tout en échangeant les récits de leurs aventures de la journée. Ces échanges renforçaient les relations, cimentant ainsi le groupe, et développaient la pensée mythique.» écrit le célèbre préhistorien Henry de Lumley.

En domestiquant le feu, c’est surtout la sociabilité et le fait de raconter des histoires que l’homme aurait inventé !

Donc la préoccupation d’innover ne date d’aujourd’hui. Mais elle connait peut-être une véritable accélération comparable à la première révolution industrielle engendrée par la machine à vapeur ou à la seconde née de l’électricité.

Dit autrement, on ne peut se cacher derrière un « de tout temps, les hommes ont innové » digne d’un élève de seconde ou d’un « l’innovation c’est juste un mot valise qui traduit un effet de mode sans idée » digne d’un première année d’Ephad surchauffé.

Je crois surtout que la révolution numérique que nous vivons, et nous n’en sommes qu’au début, est à comparer avec l’invention de Gutenberg dont Victor Hugo disait :

« L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire, c’est la révolution mère.  C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement ».

Pour le dire clairement en paraphrasant François Caron (spécialiste de la révolution industrielle), la révolution numérique n’est pas simplement le développement d’une nouvelle technologie, c’est le bouleversement fondamental dans notre manière de produire, de consommer et peut-être de penser et de vivre ensemble.

Innover ou disparaître nous dit-on souvent. Le syndrome Kodak est présent dans de nombreux esprit. Mais se souvient-on que Kodak fut le Apple du XXeme siècle avec de faramineux budgets recherche et développement ? Sait-on que ce fut dans les laboratoires de Kodak en 1975 que la photo numérique vit le jour ? Et lorsque le projet fut présenté au PDG, celui-ci dont la pensée était structurée par le modèle économique de Kodak qui reposait sur les consommables, déclara : « Mais, enfin pourquoi les gens voudraient-ils voir leurs photos sur une télévision ? ».

Ce qui était alors demandé au PDG de Kodak était tout simplement impossible : renoncer à son modèle dont les marges colossales reposaient sur les consommables (la pellicule) au nom d’une innovation incertaine… on connait la suite !

Et le Tourisme là-dedans ?

On le sait, le tourisme est un des secteurs économiques où la transformation numérique a été la plus forte. L’ensemble du parcours client est désormais digitalisé et de nouveaux acteurs sont devenus en quelques années des empires (Booking, Airbnb, TripAdvisor, etc.).

L’évolution du tourisme est aujourd’hui caractérisée car deux tendances très lourdes :

L’émergence d’une classe mondiale moyenne mondialisée (asiatique notamment) dont l’aspiration au voyage est au cœur des comportements de consommation. Si on commence à mesurer les effets de cette démocratisation massive et mondiale du voyage (à travers les phénomènes de sur-tourisme), on oublie souvent que le tourisme est un secteur « neuf » (extrêmement récent au regard du temps historique). Il est donc clair que les prochaines grandes ruptures et innovations devront prendre en compte cette aspiration mondiale tout en préservant les territoires.  L’OMT prévoit 1,8 milliards d’arrivées touristiques internationales en 2030 (1 milliard aujourd’hui). L’impérieuse nécessité d’inventer un tourisme responsable et durable est aujourd’hui une obligation.

La deuxième tendance est bien celle de la révolution numérique et des modèles qu’elle créée. Il s’agit bien entendu d’une révolution technologique (miniaturisation des devices, capacité de traitement, machine learning, intelligence artificielle, etc.) mais aussi d’une révolution des usages. Le client a pris le pouvoir et nous devons passer d’une industrie de l’offre à une économie qui prenne réellement la demande en compte.

Pour le dire autrement : les changements d’usages, c’est-à-dire les évolutions des comportements dans le choix des voyages et des séjours, la façon même de les réserver, de les vivre de les partager, etc. d’une part et la massification des flux touristiques concentrés sur quelques lieux imposent aux professionnels du tourisme publics et privés d’innover.

Il est donc urgent de sortir du réflexe de sortir une application parce que Monsieur le Maire a demandé une innovation à l’Office (…) alors toutes les études, toutes les observations montrent que les visiteurs ne téléchargent plus les applications utiles ponctuellement : sans adoption par le public, l’innovation n’existe pas ! c’est l’usage qui fait l’innovation.

Rappelons également que l’innovation n’est pas forcément technologique. J’aime à rappeler qu’une des principales innovations dans notre secteur a été … les congés payés de 1936.

 

Pour qui et pourquoi innover ?

Deux très bons articles publiés ici même récemment m’ont interpellé :

Celui du célèbre Jean-Luc Boulin clairement intitulé « Arrêtez de vous occuper des touristes, pensez aux socios-pros ! »  et celui de la brillante Sophie Moreau « Les employés d’abord, les clients ensuite ! ».

Je partage bon nombre de constats et de recommandations de ces articles : bien entendu, les OGD doivent accompagner les professionnels de leur territoire qui sont en majorité des PME et TPE à s’adapter aux transformations actuelles et à venir. Bien entendu, il ne peut y avoir de service au client performant, d’innovation si les équipes ne sont pas fortement et réellement impliquées.

Mais tous les acteurs d’une destination (élus, équipes des ODG, professionnels) devraient se retrouver autour d’une vision client. 

L’innovation en 2019 dans le tourisme doit d’abord être une adaptation aux comportements, usages et attentes des clients. Le marketing 100% « marketing de l’offre » est bien révolu. Le marketing vaguement empathique avec des persona vite élaborées est condamné. Il faut aujourd’hui parfaitement connaître vos visiteurs, clients, publics et ceux que vous ciblez. En ce sens un OGD ne peut se passer des professionnels (et souvent théoriquement inversement), ne peut se passer de la connaissance qu’en eux ceux qui sont au contact quotidien des tourisme (les équipes d’accueil).

Mais surtout ils ne peuvent se passer des clients, des visiteurs eux-mêmes !   Une étude McKinsey, que Jean Pinard (ex Futurism et DG du CRT Occitanie) aime à citer, montrait que si la question de l’innovation est posée en interne d’une entreprise alors 80 % des réponses apportées concernent des évolutions de process de fabrication tandis si la question est laissée à l’appréciation des clients alors 80% des réponses concernent de nouveaux services et de nouveaux produits.

C’est aussi là que se situe la force des géants du web que de concevoir des parcours des services pour et par leurs clients.

L’innovation est d’abord un processus collectif et ne peut reposer sur un seul pilier.

Où est l’innovation dans le tourisme aujourd’hui ?

Beaucoup d’offices ont bien compris, voyant leurs accueils physiques être désertés (normal puisque le visiteur a désormais un OT dans sa poche avec son mobile + Google) qu’il valait mieux se battre pour apporter l’information la où sont les touristes plutôt que de se battre en vain à les attirer dans l’espace physique de l’accueil : on pense ici à tous ceux qui ont mis en place des accueils mobiles et itinérants (de la caravane au tri-porteur), des services par SMS, etc.

Aujourd’hui ce sont les sites web des Offices de Tourisme qui risquent d’être désertés : 80 % des recherches sur Google se terminent… sur Google ! Dit autrement Google donne 80 % des réponses aux questions que les gens posent dès la page de résultat.

Alors, là encore chercher à attitrer le visiteur (acquisition coûteuse du client sur le web) sur son site c’est bien mais lui apporter vos contenus, votre information là où ils se trouvent c’est mieux ! Je crois que les OGD n’ont pas encore pleinement pris conscience des bouleversements en cours avec l’hégémonie du mobile : si la phase d’avant séjour est digitalisée depuis longtemps c’est bien la phase du pendant le séjour qui est aujourd’hui au cœur des enjeux et des innovations. Et c’est peut-être là que les OT ont encore un rôle à jouer, une valeur à créer et apporter : dans l’accompagnement via le mobile des visiteurs une fois sur place. Je pense bien sûr à l’émergence de cet internet de séjour dont j’ai déjà parlé ici (« L’internet de séjour devient une réalité »). Les réalisations normandes et stéphanoises d’internet de séjour symbolisent pour moi ce changement de paradigme : innover pour répondre aux comportements et aux attentes des visiteurs.

Et pour bien se convaincre que cette phase du séjour est en cours de profonde mutation, il suffit de regarder le secteur des activités où les plus grands sont en train de se livrer une sévère bataille : TripAdvisor-Viator et Get your Guide s’imposent comme des plateformes incontournables mais sont de plus en plus challengées par Booking qui fait de ses activités son nouvel axe conquête (je vous promet que ça va aller très loin) et même par Google qui propose désormais le bouton « réserver » sur les musées et autres activités.

L’hyper connexion mobile des visiteurs est, à mon humble avis, une piste d’innovations encore à défricher.

Bien entendu, les « réalité augmentée » (RA) et « réalité virtuelle » (VR) vont augmenter les visites touristiques et culturelles : Ces techniques permettent de montrer ce qu’on ne peut pas ou plus voir et, avec l’immersion, de satisfaire la demande d’expérience du visiteur. Il existe avec ces techniques et les différents outils (casques, bornes, etc.) un champ immense d’innovations pour les territoires.

Enfin, mais je ne demande qu’à être contredit, mais il me semble que la GRC de destination demande encore à être inventée. Et l’innovation principale sera, selon moi, la capacité des destinations à créer des synergies et de la mutualisation entre les acteurs pour collecter, gérer et exploiter les données des visiteurs.

Bref, les pistes d’innovations pour un tourisme responsable, qui grâce à l’exploitation des données et au mobile permettra de proposer aux visiteurs des offres sur-mesure, de leur proposer des expériences de séjour et de visite augmentées

Demander à un ODG ou un OT de lutter contre les géants du numérique est une hérésie mais lui demander de comprendre comment ses visiteurs se comportent pour adapter ses services et réinventer sa valeur est un basic trop souvent négligé.

Et comme  on a commencé cet article avec la préhistoire, permettez-moi de rappeler que le tourisme n’en est qu’à ces débuts et que le voyage est une activité profondément humaine de découverte de rencontres. Alors, oui les hommes et les femmes des destinations, des organismes publics comme des entreprises privées ont de quoi innover ! Innover pour raconter les histoires, innover pour faire découvrir sa destination, proposer des expériences authentiquement locales, créer des rencontres et des souvenirs uniques !

Car si le mobile a remplacé le feu préhistorique, être ensemble et se raconter des histoires et toujours là !

Mais l’innovation exige quelques conditions dans lesquelles il ne faut absolument pas oublier le visiteur. Sous peine de laisser les grandes plateformes américaines monopoliser le dialogue avec le visiteur, capter la valeur et au final industrialiser et standardiser l’offre.

En conclusion de ces pensées estivales, je souhaite partager avec vous la question que ma posée la semaine dernière une amie américaine qui réalise en ce moment un grand « bike trip » à travers la France : « Pourquoi les offices de tourisme français ne répondent-ils jamais aux emails que l’on leur écrit ? J’ai même demandé à un ami de traduire en français mes mails et je les ai envoyés à nouveau… et bien aucune réponse ! ». 

 

 

 

 

 

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Nicolas BARRET est aujourd'hui fondateur & CEO de UNIGO. Expert du marketing de destination, du e-marketing, Il propose aux entreprises du Tourisme, de la Culture et du Digital un accompagnement personnalisé, agile et engagé pour la création de valeur. Il publie, notamment, la revue de presse Tourisme & Digital, synthèse hebdomadaire et gratuite de l'actualité de la transformation numérique. Auparavant, il a été Directeur Destinations France de du Groupe Voyages-sncf.com où [...]
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