Vers la fin du tourisme ?

Publié le 8 novembre 2019
11 min

Rodolphe Christin, sociologue et auteur, a publié en 2010 un ouvrage critique sur le tourisme. Son travail, prémonitoire au regard du grand public et des critiques récentes à l’encontre du tourisme, rejoint des analyses plus anciennes qu’il a enrichies de ses propres expériences et réflexions. Initialement édité chez Yago, son ouvrage, nommé Manuel de l’anti-tourisme connaît un bel essor depuis 2017 et sa réédition enrichie chez l’éditeur canadien Ecosociété. L’avantage de son ouvrage (et de son auteur) est qu’il ne fait pas dans la demi-mesure ! Il frappe fort et interpelle notre communauté sur le caractère parfois absurde des activités et des justifications touristiques institutionnelles et privées. Tout le monde est concerné, l’habitant loueur de son hébergement étagement. Sans adhérer à tout son propos richement documenté et très finement écrit (l’humour est présent), j’ai trouvé passionnante la lecture de son livre, que je vous recommande. Voici un entretien que j’espère tout aussi intéressant avec Rodolphe Christin alors que résonnent à nos oreilles les propos de l’ami Paul Arsenault lors des ET 15 à Pau et que s’accumulent articles et commentaires critiques fondus dans le même moule. Voici une parole intéressante, autonome et forte. Très bonne lecture.

FP : Pourquoi l’exploration, qui guidait le voyage, a-t-elle été dépassée par l’exploitation engendrée par le tourisme ?

RC : Voici une vaste question. Pour esquisser une réponse trop sommaire, disons qu’en tant que « structure anthropologique de l’imaginaire », pour parler savamment comme l’anthropologue Gilbert Durand, le voyage, en tant qu’intention, voire de pulsion, est probablement immémorial, inscrit dans la psyché d’homo sapiens. Bien entendu ses formes ont changé au cours des siècles. Aussi a-t-il habité l’esprit des chasseurs-cueilleurs, des religieux, des militaires, des commerçants, des anarchistes, des marins, des bandits, des artisans laborieux, des aristocrates oisifs, des scientifiques, des artistes, des journalistes et des… touristes. S’il a pu être inspiré par l’envie de découverte des espaces géographiques et culturels extérieurs, avec son corollaire l’exploration intérieure, ou même la démarche initiatique qui associe le changement de cadres existentiels à la transformation de soi, le voyage était toujours une expérience rare. Rare dans la vie d’un individu, d’où sa charge existentielle, purement qualitative, mais aussi rare d’un point de vue quantitatif : une expérience réservée à quelques-uns. Dès lors que le voyage, devenu tourisme, est entré dans une logique économique animée par la recherche de croissance et de profit sans limites, la dimension quantitative a pris le dessus. Et cela n’a rien à voir avec un quelconque processus de « démocratisation », comme on l’entend trop souvent, lequel n’a rien à voir avec l’accès à la consommation. Il faudrait aussi évoquer la révolution industrielle, avec l’expansion du salariat comme condition sociologique, puis les congés payés, qui ont permis, à cause de la marchandisation du temps libre, l’émergence d’un secteur économique à part entière, vers lequel tout, ou presque, converge : le tourisme. Les technologies ont permis d’adoucir les conditions psychologiques et physiques du déplacement pour le rendre attractif, car le tourisme exige des normes de confort, d’hygiène et de sécurité acceptables par la clientèle. Le marketing fait le reste.

Rodolphe Christin

FP : Vous pointez la relation asymétrique entre le visiteur et le local, mais finalement tout le monde ou presque en Occident est un jour touriste, voire agent touristique (Airbnb par exemple). Conduisez-vous une critique du tourisme ou des touristes ? Ou ne faites-vous pas de différence ?

RC : que les choses soient claires : nous sommes à présent tous des touristes potentiels. Cela d’autant plus que la définition du tourisme est suffisamment englobante et vague pour que toutes sortes de pratiques associées au déplacement y entrent.  Cela a d’ailleurs un effet pervers : faire du tourisme une pratique « naturelle », incontournable, universelle, donc au bout du compte inattaquable à force de normalité et d’évidence. Au contraire le tourisme a une histoire, donc un début, et sans doute aura-t-il une fin, ce qui s’avère nécessaire si l’on souhaite échapper à l’impasse climatique et à la destruction des natures et des cultures provoquées par l’artificialisation et l’uniformisation des territoires. Cela pour affirmer que l’antitourisme n’est pas anti-touristes. L’antitourisme s’attaque au système touristique et lutte contre toutes les formes de xénophobie, notamment celles que le tourisme alimente et provoque.

Une soupape de sécurité

FP : Lors des crises économiques de ces dernières décennies, l’OMT a indiqué la force du développement touristique et son rebond garanti, en évoquant sa force propre et le fait que le besoin de vacances et de tourisme fait partie de nos société. A-t-on réellement besoin de vacances, de voyages, du tourisme ?

RC : Ce besoin, comme vous dites, est une construction sociale et historique. L’économie touristique, alimentée par des flux extérieurs aux territoires d’accueil, est en réalité fragile : elle dépend de conditions aléatoires. Cela est d’autant plus préoccupant que le tourisme, quand il étend son emprise sur une société, met tous les pans de l’économie sous sa dépendance. Un grain de sable dans le système le fait trembler tout entier. Soulignons au passage les faillites spectaculaires que le secteur connait depuis quelques mois et qui commencent à montrer au grand jour sa fragilité et la concurrence impitoyable qui le mine. Ensuite, il faut poser un constat de nature plus anthropologique : ce « besoin » de partir en vacances révèle un mal-être, la difficulté de la vie ici, un quotidien de plus en plus insupportable qui fait du départ une soupape de sécurité : on part pour oublier le monde plus que pour le découvrir.

Stockholm, son port, ses nombreux bateaux de croisières

FP : Vous évoquez le « voyage inoubliable » en citant le Poisson Scorpion de Nicolas Bouvier, qui a séjourné un long moment à Ceylan dans une sorte de descente aux enfers : « on ne voyage pas pour se garnir d’exotismes et d’anecdotes comme un sapin de Noël mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels ». Considérez-vous qu’il faut interdire le tourisme et favoriser le voyage, autrement dit s’attaquer aux pratiques de masse et revenir au tour pratiqué par des élites ?

RC Je ne suis pas favorable aux interdictions. Il n’y en a jamais eu autant. La technologie augmente le champ des possibles et l’Etat légifère pour contrôler et amender. C’est une révolution culturelle qu’il faudrait mener. Un changement de mode de vie qui agisse à la source du désir plutôt qu’en aval par des interdictions qui élargiront toujours davantage le règne de la technocratie et de la contrainte. Par exemple, plutôt qu’à la multiplication des gendarmes et des radars, je suis favorable à la limitation de vitesse des voitures. Cessons de construire des avions, nous irons moins souvent et moins nombreux au bout du monde et réfléchirons à la manière de mieux vivre et explorer ce monde-ci. Pour que le voyage soit un voyage, il faut qu’il reste rare, exceptionnel et à proprement parler extra-ordinaire dans une existence, ou alors qu’il soit un engagement total. Ce genre de voyage n’a rien à voir avec un élitisme économique. Il dépend d’une motivation et d’une urgence de vivre. Cendrars, Bouvier, Kerouac, Kessel ou London – pour prendre des figures mythiques – n’étaient pas milliardaires lorsqu’ils sont partis. London ressemblait plus aux migrants actuels lorsqu’il est allé chercher de l’or dans les montagnes du Klondike. Ce qu’enseigne Nicolas Bouvier, exprimé dans la citation que vous avez relevée, c’est que les voyages, comme la vie, sont des « exercices de disparition ».

FP : Les sociétés sont devenues touristifiées et standardisées : vous citez certains qui déambulent dans des endroits inattendus, des non-lieux, comme François Bon ou Jean Rolin. C’est quand même très intellectuel non ? Voyez-vous réellement le citoyen aux revenus contraints se contenter dans l’année de s’évader dans les Paysage de Fer et les Clôture ?

C’est très intellectuel, oui peut-être. Toutefois cela ne garantit rien malheureusement. Lorsque Alexandra David Neel part explorer le Tibet, elle s’inscrit dans une démarche intellectuelle et spirituelle. Pour autant elle a ouvert des voies et donné des envies à toutes celles et tous ceux qui la suivirent.  Idem pour Kerouac et d’autres artistes ou explorateurs qui étaient des « intellectuels ». Ils ont ouvert des pistes, excité des imaginaires, fait connaitre et magnifié des destinations. Les aventures dans les non-lieux de Jean Rolin montrent simplement que si la motivation du voyage est l’exploration, alors il est possible de trouver de l’altérité, de l’inconnu, non seulement au loin mais aussi à côté de chez soi. Ces espaces ne sont assurément pas confortables et apprêtés pour correspondre aux normes d’accueil et d’esthétique du tourisme international. Pourvu qu’ils le restent, mais allez savoir…

Filmer, qu’il qu’il arrive

FP : Une transition écologique et économique réussie irait-elle jusqu’à la fin du tourisme ?

Pour qu’une telle transition soit réussie, elle devra aboutir à une révolution culturelle, une transformation complète de nos modes de vie. A ce stade, aujourd’hui improbable, le tourisme ne sera plus un marché, un besoin, un objet de consommation. Il n’aura tout simplement plus de raison d’être.

FP : Quelles étapes faudrait-il envisager avant d’en arriver là et qui serait impliqué (nous pensons aux habitants qui vivent du tourisme, aux professionnels, aux touristes eux-mêmes, aux collectivités touristiques qui conçoivent des équipements surdimensionnés pour tenir compte de l’augmentation de la capacité de charge saisonnière, aux offices de tourisme) ?

Je n’ai pas de programme tout fait à proposer. Je plaide pour une décroissance touristique et plus globalement pour une sortie de la société de profit(s). A bien des égards le tourisme concentre tous les enjeux – écologiques, sociétaux, économiques, culturels – qui s’imposent à nous. Je considère même qu’il est un laboratoire de l’anthropocène par l’ingénierie qu’il met en œuvre pour définir des espaces de vie artificiels. Repenser le tourisme est donc une démarche à la fois anthropologique – repenser le sens de l’existence humaine- et politique – selon quelles modalités organisationnelles ?

Une économie inégalitaire

FP : La Tunisie, 9 millions d’arrivées internationales, vit en partie du tourisme. Mais ses nappes d’eau souterraine sont très sollicitées et l’on observe des infiltrations d’eau salée. Depuis 30 ou 40 ans, l’Etat évoque le tourisme en espace rural pour offrir de nouvelles sources de revenus aux campagnes et à leurs acteurs économiques : comment conjuguer la fin du tourisme et le maintien d’activités locales utiles pour tous ainsi que l’emploi ?

Le tourisme contribue à l’épuisement des ressources. Envoyer des gens se divertir et prendre trois douches par jour dans des lieux marqués par la sécheresse n’a évidemment pas de sens. Disperser le tourisme pour déconcentrer les flux ne règle aucun problème. Cette stratégie est un artifice dont la finalité est de développer encore davantage le tourisme en multipliant les points d’attraction. Or la création d’infrastructures contribue à l’artificialisation des territoires et, d’une certaine manière, à leur stérilisation. Imaginer la fin du tourisme (exercice de science-fiction fort utile) permettrait peut-être de retrouver des activités locales utiles pour tous. L’emprise touristique détruit ces activités au détriment de l’autonomie des sociétés. Or l’économie touristique, dépendante de flux exogènes, est intrinsèquement fragile. De plus, dire que l’économie touristique enrichit tout le monde est faux. Elle engendre aussi beaucoup d’inégalités et de précarité, même si, dans l’histoire des territoires, (en montagne notamment) elle a permis à un moment à des individus de diversifier leurs activités. Il n’est cependant pas question de refaire l’histoire, mais d’imaginer un futur le moins catastrophique possible. Il se pourrait qu’un jour notre mode de vie dévastateur soit considéré comme un crime contre l’humanité, et contre la non-humanité également.

FP : Faut-il revenir à des voyages en rêve ? Faut-il tendre à envisager le voyage en réalité augmentée comme des start-up s’y emploient ? A revenir à un point d’équilibre entre « l’organisé et l’inorganisé » que vous évoquez ?

En rêve : pourquoi pas ? Je vous rappelle que nous sommes biologiquement équipés – gratuitement – pour rêver sans avoir recours à la technologie. La technologie réduit notre potentiel humain, elle ne le développe pas. Par exemple recourir systématiquement à l’information météorologique tue l’intuition météorologique que nous développons à force d’être dehors, d’observer et de sentir notre environnement. Le problème se tient dans la logique de substitution qui transforme l’aide en addiction, lorsque la technologie remplace notre capacité à faire, penser, rêver par nous-mêmes, plutôt qu’elle ne la complète ou la stimule comme le faisaient les anciennes techniques de divination.

FP : Que serait un contre tourisme ? Comment le nommer et le définir ? Par quoi remplacer dans la société le tourisme dont l’existence sert à « insufler de l’air dans les rouages » ?

Un contre tourisme consisterait à se sentir bien chez soi, en accord avec son voisinage, engagé dans un mode de vie épanouissant et convivial. On voyagerait lorsqu’une impérieuse nécessité se ferait sentir plutôt que par conformisme consumériste.

FP : Il y a-t-il selon vous réellement une chance que l’on puisse évoluer dans des espaces ouverts à la surprise alors que les gouvernements s’engagent dans la reconnaissance faciale, dans la surveillance tous azimuts des citoyens et de leurs pérégrinations ?

RC : Dans un tel monde les chances se réduisent de jour en jour. Mais par définition la surprise sait nous surprendre. Donc elle reste possible, pour le meilleur et pour le pire, car les surprises peuvent être bonnes ou mauvaises.

FP : Que pensez-vous de l’initiative du Manifeste du tourisme bienveillant (et durable) de la région Auvergne Rhône-Alpes ?

RC : C’est d’abord un bel outil de communication et de marketing. Il a le mérite de signaler à quel degré de cynisme le secteur est parvenu et comment il tente de se blanchir au regard de ses acteurs et à celui du public, ou plutôt de la clientèle. Rien de nouveau sous le soleil car nous savons aujourd’hui que le « durable » n’a rien transformé en profondeur. C’est étrange que personne ne s’offusque de ce genre de contradiction : vouloir se hisser dans le Top 5 des destinations européennes d’ici 5 ans tout en déclarant vouloir aller au-delà de l’économie, de la croissance, de la recherche de profits. La seule explication qu’il me semble possible de trouver à la production de telles sottises serait celle de l’aveuglement fanatique. Sinon c’est de la propagande pure et simple, dans sa forme la plus grossière.

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François Perroy est aujourd’hui cofondateur d'Agitateurs de Destinations Numériques et directeur de l’agence Emotio Tourisme, spécialisée en marketing et en éditorial touristiques. Il a créé et animé de 1999 à 2005 l’agence un Air de Vacances.  Précédemment, il a occupé des fonctions de directeur marketing au sein de l’agence Haute Saison (DDB) et de journaliste en presse professionnelle du tourisme à L’Officiel des Terrains de Camping et pour l'Echo Touristique. Il [...]
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