Duper le numérique
Lors de mon précédent article, je ne m’étais pas rendu compte que le titre pouvait apparaître comme une sorte de promesse, et que nous allions, ensemble, réellement, apprendre à dresser les algorithmes. Quelques lecteurs m’en ont fait commentaire (merci à eux !), voici donc quelques outils pour tenter de duper le numérique.
Tout d’abord, la navigation privée et/ou le recours à un VPN (« Virtual Private Network », ou Réseau Privé Virtuel) sont les outils les plus classiques et les plus simples à mettre en œuvre. Au delà de la protection de vos données, je vous conseille vivement d’y avoir recours lors de vos réservations de déplacements et séjours (cela vaut donc aussi pour vos futurs visiteurs), puisque les tarifs qui vous seront proposés varieront significativement, que vous vous connectiez depuis un PC ou un Mac. Il s’agit là de présupposés sur votre catégorie socio-professionnelle, c’est de la pure discrimination. Le recours à un VPN vous permettra d’éviter ce biais.
Un peu plus « geek » mais assez amusant, vous pouvez opter pour la technique dite de l’offuscation. Cela consiste à saturer le système d’informations aléatoires. Ce dernier, submergé de datas en tous genres, n’est plus en capacité de dresser votre profil, devenu totalement incohérent. Le module adnauseam clique sur toutes les publicités qui apparaissent au cours de votre navigation, c’est une extension parfaite pour brouiller vos signaux sur les internets.
La donnée est également collectée par tous ces objets connectés que nous affectionnons et qui sont totalement rentrés dans notre quotidien.
Les assistants vocaux, on le sait désormais, écoutent en permanence leur environnement, au même titre que nos smartphones. Sachez que c’est totalement légal. En autorisant une application à accéder à la fonction microphone, vous lui accordez le droit « d’interpeller occasionnellement votre conversation ». Puisque vous avez également accepté les conditions d’utilisation de la dite application, alors la collecte de vos données est ici encore parfaitement légale. C’est bien fait, non ? Sans vouloir tomber dans une forme de paranoïa avancée, il convient tout de même de pointer quelques dérives du système :
Mon conseil (attention vous allez être déçus, c’est low-tech) : mettez votre téléphone en mode avion et au fond d’un tiroir, éteignez Alexa, remettez-vous à la cuisine.
I love Big Data
Mais après tout, pourquoi autant d’énergie dépensée à essayer de duper le numérique ?
Nous évoquions précédemment la problématique du biais de confirmation fabriquée par les algorithmes. Ces derniers ne sont que des calculs, certes de haut-vol, des coquilles vides, qui s’ils ne sont pas alimentés en données ne produisent aucune intelligence.
Big data, nous voilà. Ces données, que deviennent-elles ? A quelles fins sont-elles collectées, sous couvert de personnalisation des services, et de l’amélioration de l’expérience client ?
Revenons dans la sphère privée et pensons aux smart-watches/montres intelligentes qui ont jonché les pieds des sapins de nombreux foyers cet hiver.
Nouvelle année et bonnes résolutions, nous nous connectons via l’objet « intelligent » à notre appli de running préférée. Le début d’année passe, notre motivation s’étiole, le quotidien reprend le dessus, bref, adieu le running, on y retournera en 2021.
Jusqu’à lors, seule notre mauvaise conscience en prenait un coup. Demain, c’est votre police d’assurance qui s’en verra impactée. Enfin demain, pour ce qui concerne les pays européens, parce qu’aux Etats-unis par exemple, ce système fonctionne d’ores et déjà. Connaissez-vous le formidable métier de « casual adjuster » ? Il s’agit d’ une personne physique dont la fonction est d’enquêter sur les circonstances d’un décès ainsi que les antécédents de la personne concernée en vue d’en déterminer le montant de l’indemnisation. Nous avons tous déjà rempli un questionnaire de santé au moment de contracter un prêt bancaire, cela restait jusqu’à maintenant du déclaratif. Dorénavant, les masses colossales de données privées que chacun d’entre nous offre gracieusement, souvent sans s’en apercevoir, viennent renforcer avantageusement le système.
On comprend bien quelle sera la conséquence de nos comportements quotidiens, selon que vous soyez en pleine santé (accès à vos données médicales), sportif (vos données d’appli de running, podomètre…), adepte de voyages (vos traces sur les sites comparatifs de vols…) ou une personne plus sédentaire adepte de bons vins (votre abonnement mensuel au caviste 2.0), de restaurants et de bonnes tables (vos passages réguliers sur tripadvisor, la fourchette…) et de séances de lectures sur canapé (vos données bancaires qui indiquent de réguliers passages en librairie).
Le projet Unfitbits tourne ce principe en dérision en inspirant les internautes pour les aider à détourner nos objets espions :
Vous pouvez également fixer votre smart-watch sur une perceuse, ou une roue de vélo 🙂
Nous voilà partis un peu loin du tourisme, et il est vrai que c’est plus aux citoyens numériques que je m’adresse qu’aux pilotes de destinations. Et pourtant, ne conviendrait-il pas d’interroger les pratiques au sein des OGD au regard de ces questions de société plutôt fondamentales ?
Est-il bien raisonnable d’user et d’abuser du pixel Facebook ?
Est-ce vraiment réenchanter le parcours client que de suivre sa trace via les flux data des smartphones ou via un objet intelligent ?
Le social rating augure-t’il de relations humaines sereines ? Noter, être noté, est-ce cela la manière dont nous souhaitons communiquer demain ?
Et comment expliquer que les citoyens que nous sommes opposent finalement si peu de résistance à ce qui pourrait devenir, à terme, et dans un scénario plutôt sombre, une forme de privation de nos libertés ?
Désirer d’abord, résister peut-être.
Bernard Harcourt, dans son ouvrage « La société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique », explique la différence fondamentale entre notre époque numérique et la dystopie qu’imaginait Orwell (lire ici l’article complet paru dans Usbek & Rica qui revient sur la plupart des points abordés ici).
Dans « 1984 », les habitants de cette dystopie sont privés, outre de liberté, de confort et de toute forme de désir. En 2020, nos désirs sont à l’inverse alimentés, cultivés, boostés quotidiennement par de réguliers shoots de dopamine (ce qui est expliqué de manière très simple et documentée dans la série Dopamine sur arte.tv). Intrinsèquement, nous n’avons donc aucune raison de résister.
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