De Sinbad le marin à Sylvain Tesson, du IXème siècle au début du XXIème siècle, le globe terrestre a été arpenté en tous sens par des êtres aux configurations diverses recherchant souvent d’impossibles chimères : marins, ethnologues, pèlerins, poètes, marchands ou bien encore soldats. Ils ont retranscrit leurs périples de différentes façons : carnets de bord, journaux intimes, échanges épistolaires, essais scientifiques… Ce n’est pourtant seulement qu’à compter de la moitié du XIXème siècle que l’on recensera véritablement les premiers récits de voyage émanant de femmes. Et encore aujourd’hui, « écrivain-voyageur » reste une expression que l’on emploie difficilement au féminin. Prenez par exemple l’ouvrage « Voyages d’écrivains » paru en 2002 (1). Il s’agit d’un vaste inventaire de 350 pages, préface y compris. Pas une femme au bataillon !
Freinées dans leur quête d’ailleurs, les femmes l’ont été. En cause notamment l’ordre moral, la dépendance financière, le carcan social ; le poids de la maternité également. En un mot, par le jugement des hommes valant le plus souvent interdiction de mouvement tout au long des siècles derniers.
Alexandra Lapierre et Christel Mouchard le souligneront (2) : « Si parler d’aventure, c’est parler d’hommes et de femmes mus par la passion des confins, le mot aventurière, lui, n’évoque ni le départ, ni l’éloignement, ni le voyage. Plutôt l’ambition, l’intrigue et l’amour vénal. ». Et de citer derechef, avec amertume, André Malraux pour qui : « Les hommes ont les voyages, les femmes ont des amants. » Désolant témoignage d’une culture du voyage profondément patriarcale, « fabrique de la masculinité » selon Lucie Azéma (3). Celle-ci n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que « pendant longtemps, les récits d’explorateurs ont dicté la vision du monde et légitimé le colonialisme ».
Oui, George Sand voyagera effectivement par amour. Mais s’agit-il d’un privilège exclusivement féminin condamnant de fait toute ambition littéraire ? Et n’est-ce pas emporté par le même sentiment que Balzac rejoignit Eva Hanska en Ukraine ? Le récit de voyage le plus célèbre d’Aurore Dupin, dite George Sand, relate son séjour italien, et particulièrement vénitien, avec Alfred de Musset : « Venise était bien la ville de mes rêves, et tout ce que je m’en étais figuré se trouve encore au-dessous de ce qu’elle m’apparut, et le matin et le soir, et par le calme des beaux jours et par le sombre reflet des orages. » Mais la fréquentation des bordels pour l’un et, pour l’autre, son abandon dans les bras du médecin de l’auteur de « On ne badine pas avec l’amour » atteint de brusques accès de démence, patinera d’un lustre amer le récit qu’elle en tirera (4)
L’amour, le grand, celui que Karen Blixen fera partager aux lecteurs de sa « Ferme africaine » paru en 1942.
Mais outre l’amour, quels peuvent bien être les motifs qui ont conduit certaines femmes à larguer les amarres du conformisme ?
Aristocrate libérale, le voyage prend chez Madame de Staël la couleur de l’exil que lui impose napoléon : « Le voyage est le plus triste plaisir de la vie ». Mais elle fera contre mauvaise fortune bon cœur, précisément grâce à celui que cette germanophile (5) fera à travers l’Europe et la Russie en 1812. Ce qu’elle y recherchera ? Une nouvelle espérance.
Nellie Bly, elle, va relever un défi. Celui de battre le record de Phileas Fogg, le personnage imaginé par Jules Verne, qui a effectué son tour du monde en quatre-vingt jours. 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes. Mission accomplie pour l’américaine ! Autre victoire, plus que symbolique, ce tour du monde sera réalisé avec un unique bagage et sans chaperon ; c’est-à-dire sans être accompagné par un homme. La journaliste en tirera un récit qui fera date.
Le désert a également constitué une importante source d’inspiration, et donc de motivation. Prenez par exemple Odette du Puigaudeau. Bretonne d’origine et fille d’armateur, elle fera ses premières armes littéraires à bord de thoniers. C’est pourtant au désert, en l’occurrence le Sahara occidental, qu’elle consacrera son œuvre. Elle relatera notamment son voyage à dos de chameau effectué en 1937 (6) : « Les chameaux sont de grands rêveurs, et, comme tous les rêveurs, ils ont des sursauts déraisonnables devant d’infimes réalités soudains aperçues. »
Et comment ne pas envisager ici Isabelle Eberhardt, que l’on qualifia parfois de Rimbaud au féminin, morte tragiquement à 27 ans. La malédiction ne toucherait-elle pas que les âmes torturées du rock ? Elle parcourt l’Algérie déguisée en homme, adopte la religion musulmane, se marie avec un spahi et se voue à l’écriture. Avec un style incomparable : « Il comprit l’inanité de notre vouloir et la folie funeste de notre cœur avide qui nous fait chercher la plus impossible des choses : le recommencement des heures mortes. »
Et puis il y a celles qui repoussent sans cesse l’horizon. Elles ont toujours un temps d’avance. Spectatrices désobligées de la rigueur occidentale, c’est toujours plus haut, plus loin qu’elles se projettent.
Ella Maillart est genevoise tout comme Nicolas Bouvier. Fratrie littéraire singulière. Affranchie dès ses jeunes années, son premier voyage initiatique la mènera sur les traces d’Ulysse. Le destin de celle confessant n’avoir « jamais raisonnablement songé à mener une vie rangée. » sera notamment facilité par l’aide financière que lui apportera la veuve de Jack London. Il y a pire comme héritage. Elle partagera aux côtés de Peter Fleming une extraordinaire épopée, sorte d’Odyssée moderne, à travers l’Asie centrale. Mais c’est une autre amitié que l’on retiendra, celle la liant à Annemarie Schwarzenbach rebaptisée Christina dans le récit qu’elle fera de leur périple vers l’Afghanistan à la veille de la Seconde Guerre mondiale. « La voie cruelle » (7), c’est avant tout un combat intérieur, celui que mène l’écrivaine pour tenter d’extraire son amie de ses vieux démons ; celle-ci est en effet morphinomane et suicidaire. Disparue en 1997, Ella Maillart manifestera durant ses dernières années de profondes inquiétudes face aux nouveaux défis climatiques que sa longévité lui aura permis d’éprouver.
Bien sûr, comment ne pas mentionner Alexandra David-Néel indéniablement l’une des plus célèbres exploratrices modernes. Passionnée de philosophie bouddhiste (son nom bouddhiste sera « Lampe de sagesse »), elle apprend le sanscrit et prend des cours sur le Tibet au Collège de France, excusez du peu. Elle sera chanteuse, conférencière, journaliste. Après quelques années de mariage et avec l’accord de son mari (obligatoire à ce moment-là), la voilà qui s’enfuit en 1911 pour l’Asie. Mais ce n’est qu’en 1923, alors âgée de cinquante-cinq ans, qu’elle réalisera son rêve : être la première femme européenne à pénétrer à Lhassa, déguisée en mendiante, alors interdite aux étrangers aussi bien par les Chinois, les Anglais que par les Tibétains eux-mêmes. Elle en tirera gloire et fortune. Un destin retracé par nombre de biographies (8). Jusqu’à ses derniers jours, Alexandra David-Néel vivra jusqu’à l’âge de cent un ans, elle portera en toutes circonstances un regard attentif sur le monde qui l’entoure : « D’ailleurs, en n’importe quel endroit de ces solitudes, l’homme est toujours suspect à l’homme. »
Pour conclure, si tant est qu’on puisse le faire avec un tel sujet, il ne faudrait pas laisser penser que le flot d’aventurières à la plume alerte se serait subitement tari. Avec la tacite bénédiction de leurs prestigieuses devancières, de nouvelles générations se sont élancées, irriguant à leur tour de leurs talents les sillons d’une planète déjà activement labourée. Au XXIème siècle, la liberté se conjugue davantage au féminin.
En témoignage de cette nouvelle effervescence, prenons le cas de Sarah Marquis dont les ouvrages ornent désormais les rayons de toute bibliothèque de voyages digne de ce nom. Son credo est la marche à pied, pratique qu’elle a notamment eu l’occasion d’exercer aux Etats-Unis, dans la cordillère des Andes, en Tasmanie ou bien encore dans le désert de Gobi.
Une récurrence, enfin. Si le monde a changé, le regard de Sarah Marquis reste toutefois le même que celui jadis porté par toutes celles l’ayant précédé : « Le fil rouge de mes expéditions est toujours le même : le lien entre les humains et la nature. »
Dans la même série : lire les autres articles de cette revue littéraire.
Références
- (1) « Voyages d’écrivains » (Plon / Le Figaro), ouvrage collectif
- (2) « Elles ont conquis le monde » (Arthaud Poche) par Christel Mouchard et Alexandra Lapierre
- (3) « Les femmes aussi sont du voyage » par Lucie Azéma (Flammarion)
- (4) « Histoire de ma vie » par George Sand (le Livre de Poche)
- (5) « De l’Allemagne » (Flammarion) par Germaine de Staël
- (6) « Le sel du désert » (Phébus) par Odette du Puigaudeau
- (7) « La voie cruelle » (Bibliothèque Payot) par Ella Maillart
- (8) « Alexandra David-Néel, exploratrice et féministe » (Texto) par Laure Dominique Agniel est la dernière biographie en date