Le selfie serait-il parvenu à s’imposer comme pratique culturelle en tant que telle ! Et donc comme forme de résistance à l’ordre établi ?
Qui n’a pas vécu pareille mésaventure ? Que ce soit devant le Taj Mahal, le château de Chambord ou la Joconde au Louvre, immanquablement ces mêmes sourires figés face à l’écran digital. Et naturellement dos au décor. Quand ce ne sont pas des nuées de perches qui polluent l’environnement et vous empêche toute contemplation sereine du lieu visité. Bienvenue dans l’univers du selfie. Sauf à ce que vous vous nommiez Hibernatus, inutile de vous en rappeler le principe : on se prend en photo, on poste sur les réseaux sociaux… et l’on ne regarde même pas l’œuvre ou le paysage concerné.
Si cette pratique que certains qualifient de tourisme instagramable est désormais courante, son invention serait par contre fort ancienne. En effet, le premier selfie aurait été pris en 1839 par Robert Cornelius, pionnier américain de la photographie.
Que de chemin parcouru depuis. Selfie a ainsi été en 2013 élu mot de l’année par les Dictionnaires d’Oxford qui constituent l’ouvrage de référence en langue anglaise. Cette même année, il apparaissait dans Le Petit Larousse. D’ailleurs la pratique a engendré tout un vocabulaire spécifique. « Duck face » quand on a la bouche en forme de bec de canard. Ou bien encore « Wellfie », si l’on choisit d’exhiber sa musculature. Mon préféré ? « Bookshelfie », c’est-à-dire se photographier avec une bibliothèque en arrière-plan.
Les selfies dans le marketing touristique
Etourisme.info s’est déjà, à de nombreuses reprises, penché sur le champ de l’institution touristique et son utilisation de ce mode de communication. Dès 2014 grâce à Ludovic Dublanchet, avec des apports significatifs de Jean-Luc Boulin (2015) et Margot Perroy (2017).
Pourquoi y revenir alors ? Tout d’abord pour constater l’évolution de cet usage et ses effets, directs, indirects et induits. Puis pour s’interroger sur le sens caché de cette pratique désormais courante.
Préalablement, un constat. Au-delà du tourisme, c’est désormais le monde culturel qui s’est emparé du phénomène. Budapest, Los Angeles, Stockholm, Londres, Montréal… Dédiés à « la science, l’art et la culture de la représentation de soi », les musées du selfie éclosent de par le monde. Initialement temporaires sous la forme d’installations « pop-up », ces lieux de loisirs se sont multipliés et certains se sont même sédentarisés. Ici, aucune œuvre d’art n’est exposée. Le principe de ces musées « instagramables » ? Donner à se voir.
Toujours au rayon culture, rappelons qu’en 2014 était lancé le #MuseumSelfieDay, la journée mondiale du selfie dans les musées (tous les 16 janvier).
Côté tourisme, donc, on ne compte plus les concours, rallyes selfies et autres selfies XXL déployés par les différents échelons institutionnels de la promotion touristique. Difficile désormais d’être original. Sauf à casser les codes de la bienveillance, ce qu’a précisément fait La Nouvelle Zélande en 2021 avec une campagne de communication qui se moque résolument des instagrameurs avides des mêmes lieux de pose. Cette campagne, baptisée « Do Something New » encourage les visiteurs, au premier rang desquels les Néo-Zélandais eux-mêmes, à s’affranchir des tendances infusées par les réseaux sociaux.
Et si finalement, la question sous-tendue par cette campagne de communication était la suivante : les posts Instagram ne menacent-ils pas l’écosystème des plus beaux endroits de la planète ? Mais il y a peut-être encore plus grave…
Attention, le selfie tue.
Les animaux, d’abord.
Car si les voyageurs choisissent leurs destinations en fonction des lieux instagramables, ils adorent les clichés pris avec la faune desdites destinations. De préférence les animaux exotiques. Qui, vous l’aurez compris, n’ont rien à faire dans cette galère et ce d’autant qu’ils y sont contraints, souvent au prix d’énormes souffrances. Dans la forêt tropicale d’Amazonie par exemple, on voit notamment naître l’exploitation intensive des paresseux que les autochtones arrachent à leur habitat sauvage pour les forcer à vivre dans un milieu hostile, au contact permanent des touristes. C’est d’ailleurs pour sensibiliser ces derniers qu’a été créé un « Code du selfie de voyage ». L’hexagone n’est pas épargné. Ainsi dans le Parc national des Pyrénées, les agents préconisent aux visiteurs d’éviter les selfies avec les vaches…
La décence, ensuite.
Au Mémorial de la Shoah de Berlin, il est commun de voir de jeunes gens adopter un énorme sourire sur leurs selfies, se mettant en scène dans le labyrinthe ou perchés sur les stèles de béton commémoratives. Très intéressante réaction en 2017 au manque manifeste de respect dont font preuve ces visiteurs, le projet Yolocaust.de, contraction de l’expression “Yolo” (“You only live once”) et du mot Holocauste. L’artiste israélien Shahak Shapira y a un temps utilisé des photos montages pour placer certains de ces photographes dans des fosses communes ou des camps de la mort. Sidération garantie.
Nouveau terrain de jeu pour amateurs de selfies, le site de Tchernobyl. Notamment depuis le succès de la série « Chernobyl » (diffusée en France sur OCS). La ville de Pripiat en Ukraine, la plus proche de la centrale, est donc devenue l’épicentre d’un nouveau genre, le tourisme nucléaire. À tel point que Craig Mazin, créateur de la série, a demandé aux fans de se montrer respectueux sur les réseaux sociaux.
Les photographes, enfin.
Il est estimé que les selfies tuent cinq fois plus de personnes que les attaques de requins. Selon une étude de la fondation espagnole iO, et comme l’a rapporté l’hebdomadaire Le Point, les morts par selfie représentent de nos jours un véritable enjeu de santé publique. Entre janvier 2008 et juillet 2021, 379 décès dans ces circonstances ont été recensés, ce qui fait en moyenne un cas tous les 13 jours. Premier pays de ce sinistre hit-parade, l’Inde. Les États-Unis et la Russie complètent le podium.
Petit florilège macabre de jeunes vies sacrifiées sur l’autel du selfie.
Mais alors, le selfie serait-il devenu l’antithèse du tourisme responsable ? En somme, serions-nous les complices de cette Disneylandisation du tourisme ?
Pour éviter tout positionnement arbitraire, il convient de revenir aux sources de cette pratique.
Le selfie, culte de l’individualisme…
« Est-ce que dans le domaine du tourisme c’est vraiment pertinent d’avoir juste quelqu’un qui fait un selfie sans montrer la beauté de la destination ? Je ne le pense pas personnellement » affirme Bruno Maltor, blogueur voyage, suivi par plus d’1,3 millions de personnes.
L’écrivain Stéphane Audeguy va plus loin : « le selfie est une étrange et horrible victoire de l’individualisme touristique. » Il note l’omniprésence du sourire forcé sur ce type de clichés et cette prétention à ne plus pouvoir découvrir un site sans y figurer soi-même. « Nous voici devenus promoteurs et marchands de nous-mêmes. » Cette généralisation semblerait sonner l’abandon de notre propre singularité.
Cette mise en scène de soi destinée à être diffusée dans une communauté restreinte ou élargie serait donc avant tout une pratique narcissique. D’ailleurs ne le nomme-t-on pas « égoportrait » en québécois ? Dès 1979, le sociologue Christopher Lasch parlait de « culture du narcissisme » ; les jeunes, principaux pourvoyeurs de selfies, auraient donc « le langage du moi pour langue maternelle » (Jean M. Twenge). Par là même, cet usage immodéré d’une vie documentée et diffusée en permanence serait le symptôme du narcissisme contemporain avec sa culture du soi favorisée par les réseaux sociaux ; le symbole d’un déclin que notre civilisation traverserait. Ici on le voit, le jugement moral préempte toute tentative raisonnée d’appréciation.
Selfie. Souriez, vous êtes jugés…
Ou acte de résistance ?
Partager un selfie est bien un acte social signifiant l’appartenance à un groupe. Et là encore, le « Je est un autre » (Rimbaud). Car ce qui compte, plus que le sujet, c’est le cadre. Avec qui JE suis, où JE suis, ce que JE fais… D’ailleurs à propos de la dimension esthétique des photos, le sociologue Pierre Bourdieu parlait déjà en 1965 de « l’aventure singulière de celui qui les a prises. » Alors si finalement la fonction principale du selfie était de participer à la formation identitaire du sujet concerné ? Et là précisément apparaît le clivage. Car cette façon particulière de produire une image de soi n’est déterminée ni par les adultes (concernant les adolescents), ni par le corpus culturel. On le sait, notamment au travers des travaux de Pierre Bourdieu, la culture est un outil de la domination sociale. Donc, « Le selfie est devenu l’étendard du puissant mouvement d’autonomisation des pratiques culturelles encouragé par la transition numérique » (André Gunthert).
Ainsi le selfie serait-il parvenu à s’imposer comme pratique culturelle en tant que telle ! Et donc comme forme de résistance à l’ordre établi ? Prenez l’iconique film de Ridley Scott diffusé en 1991 « Thelma et Louise ». N’y voit-on pas deux femmes, lasses de soumission et ivres de liberté, brandir un Polaroïd à bout de bras pour prendre ce que l’on ne nommait pas encore un selfie ?
On le voit, ce sujet n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre…