Nous avons de la chance, en France, d’avoir le bilan des émissions de gaz à effet de serre du secteur du tourisme produit par l’ADEME. J’en profite d’ailleurs pour apporter notre soutien à l’ADEME ✊, qui, pour ceux qui ne l’ont pas suivi, a été remise en cause par certains politiques. Nous avons même la chance d’avoir eu deux bilans sur notre secteur, et avec deux points de référence, qu’est-ce que l’on peut dessiner ? Une trajectoire ! Ce n’est pas rien d’avoir cela, c’est même essentiel pour être en capacité d’analyser et de piloter nos stratégies de développement en vue de l’objectif qui nous a été fixé, à savoir atteindre une réduction de ses émissions de GES de 40 à 50 % en valeur absolue d’ici 2030 par rapport à 2018, en déclinaison de l’Accord de Paris.
Ce n’est pas un billet pour analyser ces bilans, nous les connaissons tous déjà et, si ce n’est pas le cas, ils sont à télécharger ici. Dans ce billet, nous allons voir ensemble comment nous allons y arriver, car spoiler alerte : nous allons y arriver !
1. Une trajectoire à la baisse c’est possible !
C’est la bonne nouvelle ! Entre 2018 et 2022, les émissions de gaz à effet de serre ont diminué de 16 %, bien que le nombre d’arrivées touristiques ait quasiment retrouvé son niveau d’avant la crise COVID (-3 %). Cependant, cette baisse est en grande partie due à des facteurs conjoncturels liés aux restrictions de déplacements qui ont entrainés une baisse de clientèles internationale lointaines et une hausse de la clientèle internationale de proximité. Ce qui veut dire que, si nous ne faisons rien, nous allons probablement revenir naturellement au niveau d’émission de 2018.
Alors oui, cela n’était pas « piloté », mais cela nous enseigne que c’est possible. Et savoir que c’est possible et que, désormais, cela peut être piloté, c’est une très bonne nouvelle ! C’est d’ailleurs une volonté de plus en plus, et on l’observe lorsque l’on participe aux différents événements professionnels de notre secteur. On voit comment certaines destinations choisissent le développement de leurs cibles en comparant le panier moyen et leur impact environnemental afin de trouver le bon équilibre. On voit aussi tout ce qui est développé pour favoriser les mobilités douces, l’usage du train, les séjours de proximité, etc. Et on le verra plus loin, selon les choix de développement que l’on fait on s’adresse plus ou moins à une clientèle de proximité ou très lointaine.
2. Un maintien des retombées économiques
Tout le monde s’accorde à dire qu’un tourisme plus durable est nécessaire, mais il y a une crainte : celle de perdre des retombées économiques et des emplois. Heureusement, ce n’est pas (nécessairement) incompatible ! Je dois avouer que moi, le premier, je n’en étais pas persuadé. Cela va considérablement nous faciliter la tâche d’apprendre qu’une baisse de 16 % des émissions est compatible avec un maintien de la consommation touristique intérieure, à savoir de 180 milliards. Il existe bien un monde dans lequel nous pouvons favoriser la proximité et maintenir les retombées économiques.
Nous ne sommes donc peut-être pas si dépendants des clientèles internationales (chinoises et américaines en tête) comme nous pouvions le penser ? Il est évident que si l’on multiplie par deux ces clientèles, nous allons augmenter les retombées économiques sur nos territoires, vu les paniers moyens de ces profils, c’est indéniable. Mais à qui profiteront l’augmentation des retombées économiques ? Est-ce que cela sert l’intérêt général et l’intérêt de tout le secteur ?
3. Une nouvelle répartition des retombées économiques
Le dernier bilan de l’ADEME était sur l’année 2022, encore marquée par les mesures restrictives liées à la COVID. En 2022, chez Les Oiseaux de Passage, nous avons également mené une étude sur le lien entre l’aérien et le tourisme, avec pour objectif de mieux documenter les effets et les retombées du développement de l’aérien sur le secteur du tourisme.
Outre le fait que cette étude a réévalué l’impact socio-économique pour un territoire du développement de l’activité aérienne et pointé les données manquantes pour une évaluation vraiment sérieuse, nous avons également pu analyser l’activité touristique sur une destination avec et sans l’aérien. En effet, l’année 2021 a été très particulière, avec une reprise de l’activité touristique mais avec presque aucune arrivée via l’aérien du fait de la situation sanitaire internationale. L’enseignement principal de cette configuration est qu’à retombées économiques égales, il y a beaucoup plus d’acteurs et beaucoup plus de territoires qui en ont bénéficié. En effet, les clientèles touristiques qui arrivent en France via l’aérien sont beaucoup plus concentrées dans l’espace et au sein de la filière.
Ce fut particulièrement marqué en 2021, et nous pouvons supposer que ce fut dans une moindre mesure également le cas en 2022. Conséquence : le secteur du haut de gamme (hébergement, restauration, activités et services) n’a probablement pas dû faire sa meilleure année en 2022. À moins que les clientèles européennes de proximité et les clientèles françaises qui n’ont pu partir à l’étranger, aient soutenu ce secteur, ce qui voudrait dire que le haut de gamme peut également piloter une stratégie visant à diminuer les émissions liées aux déplacements de ces clientèles.
Ce qui est à retenir ici, c’est qu’en pilotant une nouvelle stratégie avec plus de clientèles de proximité, même internationales, il est possible de diminuer les émissions (point 1), de maintenir des retombées économiques (point 2) … et de mieux diffuser ces retombées sur le territoire et auprès des différents acteurs (point 3). Ça ressemble à une stratégie intéressante, non ?
4. Des alternatives à la stratégie de montée en gamme pour renforcer un tourisme de proximité
La montée en gamme nous semble être l’un des principaux obstacles à la réduction des émissions dans notre secteur. La logique à cela est très simple :
- Plus on monte en gamme et plus nos tarifs augmentent. C’est inévitable, sur une même destination et à même date, une chambre 4* est en moyenne plus chère qu’une chambre 3*.
- Plus nos tarifs augmentent, plus notre zone de chalandise s’élargit. À côté de chez moi, il y a un concessionnaire Peugeot et un concessionnaire Lotus, je vous laisse deviner lequel vend le plus à une clientèle de proximité et lequel vend majoritairement à des personnes qui viennent de (très) loin.
- Plus la zone de chalandise augmente, plus on augmente les émissions liées aux déplacements de nos visiteurs, en renforçant notamment la part de l’aérien.
À cela s’ajoute la consommation des ressources (énergie, eau, foncier) et le nombre d’équipements supérieurs obligatoires lorsque l’on monte en gamme.
Nous avons là une stratégie de développement, la montée en gamme, qui est encore la plus courante dans notre secteur, mais qui mécaniquement va entraîner plus d’émissions. Et ce ne sont malheureusement pas les économies d’énergie et la réduction du gaspillage alimentaire qui vont compenser cela. L’écart entre les ordres de grandeur est trop important. Nous avons donc la nécessité, aussi bien pour les OGD que pour les opérateurs privés, de développer d’autres stratégies de développement que la montée en gamme pour atteindre nos objectifs. Ou de réinventer ce que l’on considère comme montée en gamme.
Bonne nouvelle, ça existe déjà ! Chez Les Oiseaux de Passage, nous avons documenté et nous formons à ces autres modèles de développement que certains acteurs mettent en œuvre depuis des dizaines d’années. Il y a des opérateurs qui font le choix de s’ouvrir à d’autres formes d’hospitalité, construisant ainsi des modèles économiques hybrides qui leur permettent d’être beaucoup plus sobres sur leurs émissions de GES. Il y a des territoires qui ont choisi de soutenir le tourisme social, ce qui est l’un des moyens les plus efficaces pour renforcer un tourisme de proximité. L’exemple de la carte Occ’ygene illustre très bien cela, tout comme les dispositifs du type Seniors en Vacances, l’AVE (pour les enfants) ou encore l’AVF (pour les familles). D’autres ont construit des stratégies d’investissement et de développement qui ne sont pas basées sur le confort que les classements évaluent, mais sur ce que l’on appelle le réconfort, et qui satisfait grandement leurs visiteurs. Pour atteindre nos objectifs de réduction des émissions de GES, nous allons devoir nous appuyer sur ces autres modèles de développement.
5. Réinventer les logiques de classement, d’accompagnement et de financement
Il y a donc d’autres modèles de développement qui existent, et je suis certain qu’il y en a beaucoup que nous n’avons pas encore identifiés. Cependant, ces autres modèles ne sont pas connus, pas pris en compte ou pas suffisamment documentés pour être essaimés (modèles, impacts socio-économiques, modalités de mise en œuvre, etc.). Normal dans ces conditions qu’ils ne puissent être repris comme de nouveaux axes stratégiques à développer, mais désormais il convient de les documenter et de les considérer.
Il y en a également qui s’inventent en ce moment même, c’est le cas par exemple dans les stations de montagne où les collectivités se retirent de gestion déficitaire. En observant, en échangeant et en travaillant avec les acteurs de ces espaces, nous voyons plein d’expérimentations diverses en cours.
Les systèmes de classement, d’accompagnement des acteurs du secteur et de financement, tels qu’ils sont actuellement définis, étaient parfaitement adaptés avant la prise en compte des enjeux liés au réchauffement climatique. Cependant, lorsque l’on rajoute cette problématique à l’équation, il y a de nombreuses incompatibilités qui apparaissent. Des classements qui évaluent et donnent des points quasi exclusivement à des éléments qui relèvent du confort poussent mécaniquement à augmenter ses émissions. Des accompagnements et des financements conditionnés ou qui conseillent de monter en gamme génèrent mécaniquement plus d’émissions.
Ici, nous identifions des contraintes qui sont systémiques, c’est-à-dire qu’elles se situent en profondeur de nos systèmes (évaluation et financement notamment). Il apparaît donc nécessaire aujourd’hui de rebalayer nos modèles, nos dispositifs ou encore nos mécanismes, et d’être ouverts à des évolutions structurelles. Bonne nouvelle une fois de plus : nous observons que beaucoup de travaux ou d’évolutions sont déjà en cours et vont dans ce sens. Toutes les réflexions et les productions sur les nouveaux indicateurs d’impact en sont un très bon exemple (coucou Caroline Leroy 👋). Et il y en a plein d’autres.
Ce qui est important ici, c’est d’être ouverts aux évolutions, sinon nous risquons d’être un frein au secteur pour atteindre nos objectifs communs. Il ne s’agit pas de dire oui à tout, mais d’être ouverts à expérimenter, analyser, questionner, documenter, rendre visibles, mesurer et évaluer de nouvelles pistes de développement au regard des enjeux actuels. Plus qu’innover, il nous faut inventer.
6. Du tourisme à l’hospitalité
Parmi ces inventions, il y en a une que nous n’aurions jamais imaginée, mais qui nous est apparue au gré de nos missions et de nos travaux : c’est l’hospitalité plurielle. Nous observons sur nos territoires qu’il y a autant de personnes de passage pour des motifs divers que de personnes de passage pour des motifs touristiques. Nous avons pu l’observer par plusieurs biais qui se recoupent, et notamment sur quelques territoires via les données de Flux Vision (bornage des téléphones portables). Nous avons également observé qu’une majorité des hébergeurs touristiques accueillent ces autres personnes de passage. Certains dans des proportions très importantes, et pour beaucoup d’entre eux, ces accueils sont essentiels à leurs modèles économiques.
Nous avons cherché à documenter ces autres hospitalités et nous avons observé cinq choses significatives :
- Elles sont en grande majorité de proximité et, dans leur quasi-totalité, nationales.
- Il y a une demande très forte qui, dans de nombreux cas, ne trouve pas d’offre satisfaisante.
- Elles sont moins en « concurrence » entre les destinations et s’opèrent beaucoup plus en direct (hors OTA).
- Elles sont beaucoup plus étalées dans le temps et dans l’espace que les hospitalités touristiques, avec des complémentarités intéressantes.
- Les hébergeurs qui ont développé des stratégies d’accueil en ce sens sont beaucoup moins dans des logiques de montée en gamme et ont trouvés des modalités pérennes.
L’ADEME, quant à elle, est très claire dans ses deux bilans : le plan d’action pour réduire nos émissions devra s’appuyer sur trois leviers :
- Plus de proximité.
- Plus d’efficacité.
- Plus de sobriété.
Les recommandations de l’ADEME, ces autres formes d’hospitalité et l’hospitalité touristique peuvent bien s’harmoniser. Il y a des enjeux de proximité (coût carbone des déplacements des personnes accueillies), d’efficacité (usages partagés des ressources que sont les hébergements touristiques) et de sobriété (stratégie autre que la montée en gamme) qui peuvent se rejoindre. Il y a aussi des intérêts socio-économiques positifs pour les territoires, car les données que nous avons compilées jusqu’à présent démontrent que ces autres hospitalités, lorsqu’elles sont rendues possibles, génèrent des retombées socio-économiques importantes pour les territoires. Il y a donc la possibilité de construire des équilibres entre toutes les formes d’hospitalité pour maintenir voire développer les retombées économiques ainsi que les emplois, renforcer l’accueil de proximité, améliorer le bilan carbone de nos destinations, réduire l’impact sur les ressources, mieux diffuser les flux dans le temps et dans l’espace, et améliorer le cadre de vie pour les habitants. C’est une piste de travail qui, au vu de nos analyses, nous semble pertinente.
Il y en a de nombreuses autres à inventer !
6 étapes pour réduire le bilan carbone du tourisme d’ici 2030 et un dernier enseignement à vous partager. Bien que la méthode d’analyse et de travail reste similaire, les solutions quant à elle sont parfois très différentes selon les territoires et leurs spécificités. Inventivité, créativité et expertise locale seront nos meilleurs alliés pour atteindre nos objectifs.