Que ce soit lors des prochaines Rencontres etourisme de Pau ou aux prochaines Universités du Tourisme Durable à Bordeaux, la question des nouveaux récits et des nouveaux imaginaires est omniprésente. C’est d’ailleurs Cyril Dion, écrivain, réalisateur, poète et militant écologiste qui ouvrira la 10ème édition des Universités du Tourisme Durable. Lui même qui avait essayé de pousser cette question des nouveaux imaginaires il y a plus de 10 ans dans le Film « Demain » avec Mélanie Laurent que vous avez sans doute vu.
Aujourd’hui, 10 ans après, je trouve que la société plonge globalement beaucoup plus vers un scénario techno-solutionniste que frugal quand on voit la poussée forte des IA dans notre quotidien. Quid du tourisme? Quels chemins prend-on ?
Les imaginaires comme moteur du tourisme : une construction sociale et culturelle
Les imaginaires, qu’ils soient liés à la consommation courante ou au tourisme, sont des récits collectifs et individuels qui façonnent nos envies, nos désirs, et nos comportements. Ils ne se construisent pas de manière isolée, mais au sein d’une société où les médias, la culture, et les modèles sociaux jouent un rôle central. Nos choix, qu’ils soient de consommation ou de voyage, sont profondément influencés par les images, les récits et les symboles qui nous entourent.
Depuis l’enfance, nous sommes immergés dans des récits, qu’ils soient issus de la littérature, du cinéma, des réseaux sociaux, ou des expériences de notre entourage. Ces récits forgent des représentations du « bon » et du « désirable » : la réussite sociale, l’évasion, le luxe, l’aventure… C’est ainsi que nous construisons nos imaginaires. Par exemple, le mythe des vacances idéales dans une destination exotique avec des plages paradisiaques, des paysages lointains et des expériences inédites est véhiculé par des milliers de films, publicités et contenus sur les réseaux sociaux. Ces images façonnent notre perception de ce qu’est un « bon » voyage.
Les médias de masse et les industries culturelles participent à la création d’un imaginaire de consommation qui nous pousse vers certains choix plutôt que d’autres. Les publicités, les influenceurs, les campagnes marketing s’appuient sur des récits émotionnels pour nous faire rêver, mais aussi pour orienter nos comportements d’achat. Dans le tourisme, cela se traduit par des campagnes qui valorisent des destinations exotiques et des expériences extraordinaires, souvent associées à des images d’aventure, de luxe ou d’exotisme.
Par ailleurs, les plateformes comme Instagram, TikTok ou YouTube renforcent ce phénomène en présentant des expériences de voyage idéalisées, soigneusement mises en scène pour capturer l’attention et susciter le désir. Ces contenus façonnent les imaginaires contemporains, et contribuent à nourrir l’envie de voyages souvent éloignés géographiquement, ou impliquant une consommation élevée.
Nos imaginaires sont également influencés par les attentes sociales. Il y a une certaine pression à « faire comme tout le monde » ou à se conformer à ce qui est perçu comme socialement valorisant. Par exemple, choisir des vacances au bout du monde peut être vu comme un signe de statut ou de réussite. Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique où les individus, souvent sans en être pleinement conscients, cherchent à correspondre à des modèles de réussite sociale véhiculés par leur environnement. Le voyage devient alors un moyen d’atteindre un certain idéal de vie, souvent dicté par des influences extérieures plutôt que par des aspirations intrinsèques.
Enfin, nos imaginaires sont aussi le reflet de nos aspirations personnelles. Chaque individu construit son propre imaginaire à partir de ses expériences de vie, ses rêves et ses envies d’évasion. Cependant, ces aspirations personnelles sont souvent nourries par des influences culturelles globales. Le voyage est souvent perçu comme une quête d’accomplissement, un moyen de se déconnecter de la routine quotidienne pour aller vers l’inconnu. Mais même cette quête est influencée par les imaginaires dominants : une randonnée dans les montagnes proches peut être vue comme moins valorisante que des vacances dans une destination lointaine, car l’imaginaire collectif valorise encore le « lointain » comme synonyme d’aventure.
Les nouveaux maîtres des imaginaires : la Silicon Valley et les ultra-riches
Aujourd’hui, les géants de la Silicon Valley façonnent les imaginaires en créant des besoins technologiques que nous intégrons inconsciemment à notre quotidien.
A-t-on demandé à avoir un smartphone dans nos mains, à avoir un compte Instagram, à utiliser ChatGPT ? Tout ceci nous a été imposé au final comme si ça avait été un énorme besoin pour nos vies.
Et cela continue encore et encore… Notre ami Zuckerberg (avec son nouveau style !) a animé toute la keynote du dernier META CONNECT 2024. Il a présenté les futurs produits META comme les lunettes « Orion » et les Metaverses (toujours et encore mais si nous n’en ressentons pas le besoin pour le moment) annoncés pour 2025. Ces technologies façonnent des mondes virtuels où la réalité se mêle à l’IA, créant de nouveaux horizons de consommation et d’interaction et où, nous en serons des clients demain. Voilà en résumé les grandes annonces de Zuck’:
Mais cette tendance va au-delà de la simple innovation technologique. Les ultra-riches influencent eux aussi directement les comportements des classes supérieures et moyennes, qui cherchent à adopter des modes de vie proches de ceux d’en haut. Le phénomène s’étend également au tourisme et aux voyages. Les réseaux sociaux, en particulier Instagram ou TikTok, sont devenus des vitrines pour des modes de vie où les voyages exotiques et coûteux sont synonymes de réussite et de prestige. Les influenceurs, souvent subventionnés par les grandes marques de voyage, vendent des expériences d’ultra-luxe, de destinations lointaines ou d’aventures exclusives, créant un effet d’aspiration chez ceux qui les suivent.
Prenons l’exemple des destinations de luxe présentées par des influenceurs dans des lieux comme les Maldives, Bali ou Dubaï. Les images de plages paradisiaques, d’hôtels cinq étoiles et de dîners gastronomiques créent une envie collective de vivre des expériences similaires, même si cela va à l’encontre des impératifs écologiques. Les voyageurs finissent par privilégier des séjours lointains, en avion, à haute empreinte carbone, au lieu de considérer des alternatives locales et plus durables. Ce modèle de consommation est poussé par la quête d’un statut social visible, construit sur des imaginaires dominés par les ultra-riches et les grandes entreprises technologiques.
Ainsi, que ce soit dans la consommation quotidienne de produits technologiques ou dans la manière dont nous voyageons, nos comportements sont de plus en plus dictés par ces imaginaires dominants. Ils renforcent une vision du monde où la frugalité et la durabilité sont reléguées au second plan au profit de l’exclusivité, de la distance et du prestige.
La déconnexion entre l’urgence écologique et les imaginaires de masse
Je partageais dernièrement une publication sur LinkedIn qui reprenaient un échange entre Maxime Efoui-Hess du The Shift Project sur France Inter, interrogé sur l’intelligence artificielle dans un débat avec Aurélie Jean, Frédéric Bordage et Céline Asselot (France Inter).
Maxime explique à la journaliste que c’est normal la frustration de ne pas pouvoir tout faire avec l’intelligence artificielle car il est nécessaire de se poser des limites car notre planète a des ressources limitées.
Dans la même lignée, cet interview de Guillaume Pitron sur Thinkerview rappelle parfaitement les limites en ressources sur le développement des IA.
Il est donc assez clair qu’il serait nécessaire d’avoir une société en intégrant ces contraintes-là. Et dans le tourisme aussi… Mais est-ce que ça fonctionne en matière d’imaginaires ?
Les imaginaires frugaux : une vision marginalisée ?
La frugalité dans le tourisme se traduit par des pratiques qui cherchent à minimiser l’empreinte écologique. Cela inclut le slow tourism, qui privilégie la découverte lente des destinations locales, et des voyages à faible émission de carbone, comme l’usage du train au lieu de l’avion. Des initiatives comme les hébergements éco-responsables et les circuits courts qui sont aussi au cœur de ce mouvement.
Or, malgré leur potentiel, ces alternatives restent souvent peu attrayantes aux yeux du grand public. La frugalité manque de prestige comparé aux voyages luxueux ou lointains, qui véhiculent un certain glamour. Le slow tourism, par exemple, bien qu’écoresponsable, est perçu comme moins excitant ou exotique, car il ne correspond pas à l’imaginaire collectif du voyage d’évasion. De plus, les récits dominants sur les réseaux sociaux glorifient encore les destinations lointaines, souvent accessibles uniquement par avion.
De nombreuses start-ups tentent ou ont tenté de bousculer les géants comme Booking en proposant des plateformes de réservation d’hébergements plus verts, à l’image de Fairbnb ou GreenGo. Ces initiatives peinent toutefois à atteindre la popularité de leurs concurrents traditionnels.
C’est désormais le tour du voyage dans son ensemble en intégrant le transport (l’élément le plus carboné d’un voyage) qui est touché par les nouveaux influenceurs ou par les nouvelles start-ups. C’est le cas de Mollow, d’Itinéraire Bis ou Hourrail tentent de démocratiser les voyages en train, souvent perçus comme plus longs et coûteux, mais nettement plus écologiques. Le succès reste encore à prouver, malgré l’essor de plateformes et de guides visant à rendre le slow travel plus accessible.
Cette bataille pour imposer la frugalité dans les imaginaires reste complexe, car elle s’oppose à des désirs collectifs façonnés par des décennies de voyages de masse, centrés sur la distance, l’exotisme et l’opulence.
Ne peut-on pas avoir un mix en prenant le meilleur des nouvelles technologies et le plus acceptable des voyages frugaux ?
Comme le dit Maxime Efoui-Hess dans le débat sur France Inter, ce serait l’idéal de faire ça mais est-on capable de maîtriser, de piloter et de choisir ce qui est important et nécessaire malgré le coût carbone induit ?
Le débat pousse à la responsabilité de l’usager. Mais en est-on capable sans toucher aux imaginaires ? Est-on capable individuellement de s’auto-réguler pour utiliser ChatGPT juste sur ce qu’il faut sur des sujets pertinents, pour utiliser Instagram juste ce qu’il faut, soutenu potentiellement par des nudges et autres ecoscores ?
Côté tourisme et voyage, c’est ce que dis de plus en plus Julien Buot au sein d’Agir pour un Tourisme Responsable où ils poussent les clients des tour-operateurs membres à voyager moins mais mieux en passant par des opérateurs engagés.
Est-ce que tout ceci sera suffisant ?
Mais tout ceci, couplé aux nouvelles technologies dans l’aérien, est-ce vraiment suffisant ? L’ADEME préconise dans son dernier rapport du BEGES (Bilan des Emissions de Gaz à Effet de Serre) à réduire de 40 à 50% les émissions d’ici à 2030 par rapport à 2018.
Alors que les imaginaires ne vont globalement pas dans le sens de la frugalité, comment va-t-on réussir cette ambition ?
Repenser les imaginaires du voyage est une absolue nécessité qui devra impliquer tous les acteurs de la filière ! Les prochains rendez-vous des pros du tourisme nous donneront, je l’espère, quelques pistes sérieuses pour changer d’échelle.