Pas bouger ! Comme l’ami toutou bien sage, je n’ai pas bougé au cours de l’été 2017. Rien à faire du tourisme et des voyages. Une première dans ma vie. Bon choix personnel mais mauvais choix professionnel car 2017 restera l’été où il fallait arpenter les rues des métropoles d’Europe du Sud pour se faire houspiller en tant que touriste. Et saisir le ras de bol des habitants, ces gentils locaux que nous célébrons tant. Grèce, Croatie, Venise, Barcelone, Baléares, San Sebastian, Bilbao, Lisbonne : les média n’ont cessé de décrire des situations de rejets. Ce n’est plus les sites d’avis alimentés par les consommateurs qui comptent, mais le ras le bol des habitants. Bizarrement les plus grandes villes touristiques au monde, Paris, New York ou Londres et aux loyers particulièrement élevés, n’ont pas été concernées autant par ce phénomène, fortement médiatisé.
La coupe a été pleine dans beaucoup d’endroits. De touristes étonnés et de résidents excédés. « Dégage », « Touristes go home », « Le tourisme tue »… Jusqu’au maire de Dubrovnik, célébrée dans Game of Thrones, qui veut réduire l’accès des touristes dans sa ville, saturée selon cet article dans Slate. L’article d’hier de Jean Luc est fort étayé sur le sujet.
San Sebastian sous le microscope
Avant d’aller plus loin, lisez bien ce qui suit, c’est un article du quotidien espagnol El Pais à propos de San Sebastian au Pays Basque. Je vous le fais en résumé :
- Nuitées hôtelières à San Sebastian en 2016 : 1,265 millions
- Nuitées hôtelières à San Sebastian en 1907 : 1,356 millions !
Edifiant non ? On n’évoquait pas du tout la décroissance à l’époque.
Mais ce n’est pas tout :
- En 2016, la seule ville de San Sebastian comptait 185 000 habitants
- En 1907, elle n’avait que… 45 000 habitants !
L’effet de charge était disproportionné par rapport à aujourd’hui et pour autant c’est une partie des habitants qui manifestent contre un tourisme qu’ils jugent excessif.
Donc au cours de l’été 2017, les touristes ont été de trop. Dans le coeur de l’été, le quotidien El Pais a indiqué qu’en 2016, il n’y avait pas moins de 4,1 touristes pour chaque Barcelonais et 11,7 vacanciers pour chaque habitant des Baléares. Certes c’est beaucoup, mais les ratios sont encore plus importants dans les stations touristiques comme Benidorm ou Peniscola et personne ne s’en étonne. En France également on peut observer des coefficients multiplicateurs de 10 à 20 en zone balnéaire.
Pourquoi cette subite montée en pression ?
Les manifestations contre les activités touristiques sont l’apanage de gens modestes qui pestent contre la venue d’une masse d’autres gens modestes.
Les pays d’Europe du Sud ont particulièrement souffert de la crise financière et immobilière américaine qui s’est propagée à partir de 2008. Endettement, chômage massif, nettoyage brutal des comptes publics, mise en hyper fragilité de millions de Grecs, Italiens, Espagnols et Portugais principalement. Et depuis 2015 la reprise économique est arrivée. Forte. Avec des emplois précaires et des salaires bas, souvent en imposant du double voire du triple emploi. Le taux de chômage des jeunes latins est énorme et leur rémunération moyenne est affreusement basse. Dans le même temps, l’économie low cost et low prices s’est imposée dans l’aérien, l’économie dite du partage également, avec la démultiplication des offres d’hébergements payants chez l’habitant, Airbnb, et les querelles autour d’Uber…patin couffin.
Par ailleurs, depuis 2016 à Barcelone les signaux contradictoires n’ont pas manqué : arrêt de projets hôteliers et simultanément traque aux hébergements chez l’habitant sans licence (40% des hébergements seraient illégaux). Les habitants n’en peuvent plus des pitreries de jeunes européens assoiffés qui bénéficient de l’excellent desserte aérienne de la ville, développée également par les mêmes services économiques de la ville. Cependant, le phénomène n’est pas nouveau, déjà dans son plan marketing de 2015, la ville prenait les choses au sérieux.
A Rome, la municipalité envisage désormais de limiter le nombre de visiteurs dans certains lieux emblématiques de la ville éternelle, comme la fontaine de Trevi. A Venise les habitants sont de moins en moins nombreux et manifestent contre les croisières. En Italie, les manifestations expriment un message clair : le tourisme low cost, ça suffit. Low cost : le monde à bas prix et la masse qui le caractérise. En 15 ans, le tourisme espagnol est passé de 50 à 84 millions de visiteurs internationaux. Voilà une grande partie du problème.
De multiples facteurs
La première raison est la dérégulation touristique :
- la multiplication des hébergements chez l’habitant avec l’affectation croissante de logements aux activités touristiques et la valorisation économique qu’elle procure à leur propriétaires (excellent article du Monde sur le sujet et Observatoire Airbnb à Bordeaux)
- un effet direct de l’économie dite du partage que nous avons collectivement présentée et défendue
- un effet volumétrique au détriment de la qualité des visiteurs induite par le fait que les touristes étaient canalisés dans des établissements professionnels comme les hôtels et les campings
Avec de fortes incidences urbaines (on n’a pas trop vu de manifestations dans les espaces ruraux) :
- transformation des quartiers
- vie de plus en plus chère pour les résidents (moins de commerces de proximité, plus d’affairistes)
- emplois de plus en plus précaires et faiblement payés
- loyers plus chers et plus rentables pour les propriétaires dès lors qu’ils sont affectés au tourisme, voir cette article du journal El Pais
- obligation pour les habitants de s’exiler en périphérie (voir sujets estivaux sur les habitants historiques de Saint Tropez)
C’était écrit
Si on reprend le fameux ouvrage prospectif Réinventer les vacances, publié en 1998 : il est écrit page 239 : « d’autres risques sont consécutifs au succès même du tourisme et peuvent provoquer la mort de la poule aux oeufs d’or : le tourisme étranger et le tourisme français se développent souvent aux endroits où sont concentrés des résidents permanents et des activités économiques indépendantes du tourisme (pêche, agriculture et élevage), ce qui peut susciter des conflits d’occupation ».
Le phénomène n’a que deux aspects nouveaux :
- celui de son surgissement simultané en de multiples endroits
- et le fait qu’il soit porté par des collectifs locaux.
A la masse et aux comportements irresponsables de certains touristes, noceurs et portant atteinte aux usages locaux (bien qu’en matière de fête nocturne et de nuisances nocturnes j’ai quelques interrogations sur la légitimité des critiques émises en Espagne), répondent donc des manifestations qui traduisent que les habitants ne vivent pas (bien) du tourisme. Notamment là où on a observé une incroyable croissance de l’hébergement particulier. Le graphisme ci-dessous traduit bien l’ampleur du phénomène en Espagne (Sources El Pais et Exceltur).
Sachant que les Chinois sont à peine 100 millions à découvrir les vacances, l’essor du tourisme mondial (on est passé en 30 ans de 600 à 1200 millions de touristes internationaux) nous promet de belles réactions à venir.
Solutions
- Légiférer : le tourisme est une affaire de professionnels responsables qui investissent et contribuent à canaliser la demande (en centre ville dans l’hôtellerie, en périphérie pour les campings)
- Le tourisme n’est pas un business opportuniste : il suppose des tickets d’entrée pour les professionnels et une inscription dans la durée
- Faire décroître le séjour dans les quartiers centraux et démultiplier les transports en commun, notamment en mode circulaire et pas seulement en rayons de la périphérie vers le centre
- Revenir à une économie du faire (la production) et pas seulement du consommer
- Ne pas hésiter à limiter les conditions d’accès (sites naturels sensibles comme les parcs nationaux américains par exemple, péages piétons aux entrées ou circulation en ville pour les non résidents (cela concerne aussi les fêtes majeures, réflexions en cours pour les fêtes de Bayonne)
- Réfléchir à des actions de slow tourisme, ou pourquoi pas de diète ou carrément de frugalité touristique 😉 mais là je ne suis pas sûr que les socio-professionnels suivent
- Impliquer la population locale et l’office de tourisme dans les projets structurants : création de comités touristiques et culturels par quartier
- Et bien d’autres choses que nous traiterons dans d’autres articles à venir