Joël De Rosnay que certains ont peut être eu le plaisir d’entendre à Voyage en Multimédia était l’invité des Rencontres Nationales du Numérique à Poitiers en juillet dernier. Au cours d’un keynote (terme emprunté en référence aux célèbres confèrences de feu Steve Jobs) il nous invite à prendre un peu de hauteur pour nous projeter en 2032, dans 20 ans avec ce que pourrait être “la civilisation du numérique, promesses et défis pour l’homme et l’entreprise”. Ce papier tend modestement à en faire une retranscription sans autres artifices ni commentaires que ceux du conférencier. On parle bien de numérique au sens large et pas uniquement d’etourisme, tout l’intérêt étant de transposer facilement chacune des idées abordées au monde du tourisme maintes fois cités en exemple.
Un billet par jour (ouvrés, sauf ponts, trêve estivale et hivernale) tel est notre crédo. Vous l’aurez peut être remarqué la rédaction se coupe en 12 (autant que de rédacteurs) pour publier alternativement un billet dans une catégorie différente, je prends donc la relève de Pierre hier et son billet court sur la relation client (enfin court, c’est relatif pour un bavard 🙂 pour traiter un billet de fond et donc forcément un peu plus long qu’à l’habitude, non dénué d’intérêt jusqu’au bout !
A la croisée de la biologie et de l’informatique, le CV de Joël De Rosnay laisse songeur. Difficile de lui attribuer un âge avec sa carrure charismatique de toujours fringant jeune homme, peut être ici touchons-nous le secret du surf dont il est accessoirement un des importateurs en France, ce qui tend tout de même à donner un indice sur la génération à laquelle il appartient.
Il entre en scène sous les applaudissements, remercie l’auditoire de cet accueil chaleureux, ferme élégamment sa veste de costume et ouvre son allocution non pas sans humour ni ironie, avec le secret de la rythmique et des mots qui résonnent, de ceux qui en une seule phrase ont le pouvoir de capter l’auditoire et de tenir le suspens en haleine jusqu’au bout : “la prospective est un art très difficile parce que, quand 20 ans avant tout le monde, on prédit quelque chose, on passe pour un utopiste ou cela passe pour de la science-fiction. Et puis quand cela arrive, c’est banal. »
La transition est toute trouvée pour placer quelques prédictions qui faisaient sourire en 1992 :
- l’explosion de la mobilité
- la publicité sur Internet
- la réalité augmentée (à l’époque “environnement cliquable”)
L’accélération, la complexité et les interdépendances
Il est important de comprendre que le numérique s’inscrit dans une vision systémique et se limite pas à un outil, une application.
Les pyramides de pouvoir que sont la santé, la nutrition, la banque, l’électricité, l’éducation, le tourisme et l’ecommerce vont être profondément impactées dans leurs modèles actuels avec les réseaux sociaux, le peer-to-peer et le crowd sourcing.
On assiste à une montée d’une société fluide fondée sur le partage, le lien social et humain.
“Oublions Internet !”
Comme on oublie le four quand on cuisine un gâteau !
Le mobile, la télévision connectée, la radio numérique, le cloud font d’Internet une technologie de la relation tel “un cerveau planétaire dont nous sommes les neurones, un système que nous programmons tous les jours. Nous n’allons plus sur Internet, nous sommes dans Internet”.
La mobiquité
Le mobile est l’équivalent de l’automobile sur les autoroutes de l’information. Avec cette belle métaphore qui consiste à penser que comme la révolution de l’automobile nous a libéré du monde ferroviaire en favorisant notre dépendance et liberté de transport, la mobilité nous libère du monopole de la communication.
Le passeport, la carte de paiement, le portefeuille électronique vont progressivement intégrer les smartphones et interagir avec notre environnement via les puces RFID ou NFC.
Comme l’encre électronique quelques années auparavant aller révolutionner les usages, la visiophonie (Facebook, Skype) sera à la base de la civilisation du numérique en 2030 avec des enjeux personnels mais surtout professionnels.
Les nouveaux pouvoirs
Les “pronétaires” bouleversent des régimes totalitaires (printemps X, arabe, etc.) et remettent en cause les sociétés pyramidales qui appliquent le pouvoir du haut vers le bas.
On va pouvoir se libérer du massmédia, des contenus propriétaires et des grilles de diffusion.
Ainsi, une guerre sous-jacente est déjà déclarée entre les infocapitalistes qui cherchent à nous faire passer par leurs fourches caudines (au travers des licences et droits d’utilisation) et les pronétaires qui surfent sur les podcasts, blogs et échangent de l’information.
Il compare le cerveau et l’Internet comme un réseau fluide qui se reconfigure en permanence et s’organise autour de 3 formes d’intelligence :
- le cerveau primitif que l’on retrouve dans la connectivité (email, forum, chat, réseaux sociaux, etc.)
- le mésencéphale qui touche au collaboratif (réseaux sociaux, web 2.0, Wikipédia, Linux, etc.)
- le cortex qui fait appel au symbolique à l’abstrait et fusionne finalement les deux précédents usages dans l’intelligence collective et le crowdsourcing
L’agrégation des “petits contributeurs” fondée sur le numérique révolutionne le modèle sociétal et économique s’appuyant sur le concept de “long tail”, le cumul des tout petits profits peut générer au final de plus gros profits.
Google, Amazon, Apple et Facebook sont des “courtiers en intelligence collective” loin derrière les modèles traditionnels des usines qui produisent, vendent et margent leurs propres produits. Au travers du marketing, nous sommes les produits de ces nouvelles entreprises qui se cachent derrière l’utilisation gratuite de leurs services en aggrégant des micro-modèles économiques payants (l’utilisation l’API Google Earth, les annonces Adwords) dont la somme des micro-revenus leur permet de dégager des bénéfices colossaux.
Avec quelques inquiétudes au passage sur la disparition potentielle de certains gros acteurs d’ici 2032 ! (NDLR : à lire en parallèle avec cet article : Pourquoi Facebook et Google devraient avoir complètement disparu d’ici 5 ans)
La fusion du matériel et du virtuel
Il s’agit de la complémentarité entre le réel et le virtuel. On va basculer de l’ère de la numérisation, c’est à dire la transformation des atomes en bits (comme le scan de photo, la 3D) à la matérialisation qui est à l’inverse la transformation des bits en atomes, on va fabriquer des objets personnalisés notamment avec les imprimantes 3D.
Des puces seront de plus en plus intégrées dans l’environnement (QR Code, RFID) et vont détecter les mouvements (motion capture technology) pour repérer vos bagages sur les carrousels d’aéroport par exemple.
La réalité virtuelle permet de se projeter dans une réalité et par exemple permettre à des architectes de faire visiter une maison avant qu’elle n’existe.
La réalitée augmentée repère dans l’environnement des objets, ainsi scannés il sont reconnus et l’on affiche toutes les informations relatives par exemple sur un monument historique comme pourrait le proposer l’Office de Tourisme.
Les imprimantes 3D impriment des objets comme des boucles d’oreilles, la charpente d’une maison. Cela fonctionne par la superposition des couches d’alliage, projection de plastique et de plâtre, avec la capacité de solidifier des éléments. On assiste ainsi à la naissance et la reconstruction d’une industrie autour d’une vraie dynamique celle du “maker movement”.
Internet est une jungle, il faut se protéger
Joël De Rosnay ne nie pas les dangers potentiels sur Internet que sont par exemple la désinformation, le piratage, les nazis mais qui ne reflètent finalement que la société telle qu’elle est. La prospective doit forcément viser au delà pour être pertinente.
Avec le développement de la géolocalisaiton, de la tracabilité, on s’expose à des vols d’identité. On doit avoir un droit à l’oubli à l’effacement comme l’optin pour la publicité.
L’OpenData (donnée à disposition) pourrait être une solution pour éviter les dangers du BigData (accumulation de données pour profiler les internautes).
L’info-pollution et l’info-bésité pourrait être traitées par une diététique de l’information.
Quelques conseils pour surfer la vague du numérique
L’irruption de la génération Y pose bien des problématiques à notre modèle de société actuel. Cette New Gen (nouvelle génération) maîtrise les outils dès le plus jeune âge, avec un sens différent de la hiérarchie, des usages particuliers comme la comparaison d’informations, une vision différente de la politique et de l’actualité.
Alors que faire pour s’adapter, pour changer aussi vite ?
Ouvrir les portes des entreprises à cette nouvelle génération, l’écouter, changer l’atmosphère de travail, la faire participer aux décisions, mettre en place un management transversal pour lui laisser la parole.
La stratégie numérique doit reposer sur un diagramme systémique
Nous sommes tous interdépendants, nous devons faire de la prospective, de la veille, travailler en réseau, faire de l’intelligence économique et concurrentielle. Tout cela dans une approche combinatoire qui doit nous permettre de tester, évaluer, suivre nos actions et agir en conséquence.
L’innovation par la mobilité
Libérer les carquants, les modèles figés, favoriser la créativité. Par exemple 20% du temps de Google d’un salarié lui est alloué pour rêver, cela favorise des “intrapreuneurs “qui font ainsi naître des projets innovants et développés en “intraprise” chez Google.
Importer dans nos Intranet des outils du net
Importer le chat, les blogs, les wiki, la visiophonie, laisser les gens s’exprimer et communiquer sur les réseaux sociaux.
Les nouveaux enjeux du management dans le numérique
Un management moins directif qui doit évoluer vers un management transersal et catalytique. Apprendre le pilotage, apporter des tableaux de bords, on interagit les uns avec les autres.
Donner aux gens les outils, les ressources humaines, technologiques, financières pour leur permettre de résoudre les problématiques.
La création collective
Partager, échanger sont les maîtres mots à l’ère du Co (collaboratif). Il faut savoir récompenser les groupes et les évaluer autour d’un système qualitatif et pas quantitatif. Pour beaucoup de salariés, la voie du salut réside dans l’enseignement de la gestion du temps et de l’information qui peut être source de stress.
Avec l’irruption du peer to peer, on va de plus en plus se partager des choses. Les prolétaires passent de la société de l’information à la société de la recommandation.
Biologie et informatique ne font qu’un
Il y aura de plus en plus de connections entre le corps et son environnement technologique, on parle de communication biotique. Joël de Rosnay, enfin nous alerte, cette symbiose n’est pas sans danger pour l’Homme, il va falloir apprendre à se déconnecter pour préserver le lien social, la solidarité et la générosité, l’empathie et l’altruisme, l’éthique !
Et de terminer sur une note positive avec 4 mots qu’il affectionne particulièrement et sonnent admirablement tel un quatrain :
Comprendre
Vouloir
Aimer
Construire l’avenir… plutôt que de le subir !
Alors rendez-vous dans 20 ans pour voir s’il avait vu juste ! Même si ces quelques planches sur la vision du etourisme en 1899 ne sont pas sans rappeler l’introduction de la conférence qui aurait pu en être aussi la conclusion : “la prospective est un art très difficile…”.