Dans le dernier numéro de la revue Harvard Business Review (numéro 61 – février mars 2024), je suis tombé sur un article particulièrement intéressant, intitulé « Le rôle du directeur du développement durable (DDD) connaît une mutation rapide et profonde« . A sa lecture, je me suis dit que ce serait intéressant de faire un parallèle avec nos organismes de gestion des destinations.
Directeur du développement durable : genèse et évolution
Historiquement, les directeurs du développement durable dans les entreprises se sont longtemps cantonnés à un rôle de responsable du sujet au sein des services « communication » des entreprises. En effet, le but était plus de valoriser les belles initiatives et engagements de l’entreprise, dans le cadre de sa politique RSE – Responsabilité Sociétale de l’Entreprise – afin de démontrer qu’elles étaient des entités citoyennes responsables. Cela portait généralement sur le recyclage, sur l’utilisation d’énergie propre ou sur les programmes de bénévolat pour les salariés. La frontière était ainsi bien floue entre politique RSE et philanthropie. C’est d’ailleurs parfois encore le cas dans certaines entreprises, ce qui démontre assez vite leur retard sur la question du développement durable et de la RSE.
Ce poste de DDD était ainsi très peu lié à des réflexions véritablement stratégiques pour l’entreprise, de choix en matière d’allocations des ressources ou même pour imaginer des plans B pour le business model de l’entreprise. En gros, on réduisait au strict minimum ce rôle et les ressources sur la RSE afin d’élaborer un beau rapport annuel à présenter et de montrer que l’on était bien une entreprise responsable.
Aujourd’hui, ce poste devient beaucoup plus stratégique. A travers les nombreuses crises sociales et environnementales que les entreprises et la société traversent actuellement, la direction du développement durable devient cruciale pour porter un autre regard sur le profil de risque de l’entreprise et donc sur les choix à mettre en place dans les différents services de l’organisation afin de renforcer sa performance financière.
Matrice de matérialité, création de valeur et choix stratégique
L’un des outils qui a permis de faire évoluer le poste de DDD, c’est l’usage de la matrice de matérialité. Pour rappel, c’est une matrice qui permet de mettre en évidence les enjeux de RSE les plus cruciaux pour l’entreprise en analysant le niveau d’importance des parties prenantes internes et externes. Or, pendant trop longtemps, les DDD n’arrivaient pas à convaincre leurs directions de vraiment trancher en faveur d’actions fortes sur les enjeux les plus cruciaux pour l’entreprise. L’article précise qu’une étude sortie en 2022, de 200 rapports sur la durabilité a révélé une absence significative de discussions fines sur les arbitrages et les priorités pour l’entreprise.
Désormais, on passe petit à petit du « tout est important » à de vrais arbitrages pour prioriser les actions qui vont réellement créer de la valeur pour l’entreprise. Le regard des investisseurs a aussi largement évolué et cela contribue à ce changement avec une compréhension plus forte du lien entre cette matrice de matérialité et les risques financiers pour l’entreprise. Le DDD est ainsi plus écouté et peut même jouer un rôle de sensibilisateur et de formateur auprès de sa direction et de ses actionnaires afin de faire comprendre le lien entre les priorités issues de la matrice de matérialité, les actions engagées et la valeur ajoutée qui permet de réduire les risques pour l’entreprise.
Parties prenantes, habitants et visiteurs
Le travail de DDD est souvent de rester en écoute pointue des besoins, attentes et autres pressions faites par les différentes parties prenantes (salariés, fournisseurs, clients, collectivités locales, ONG environnementales, etc.). Désormais, avec la compréhension par la direction et par les actionnaires de l’importance de la matrice de matérialité, il est clair que le DDD ne peut plus gérer toutes les parties prenantes avec la même intensité et qu’il est temps de faire des choix.
Au sein des OGD, j’ai pu faire à plusieurs reprises ce travail d’écoute des parties prenantes puis de construction de la matrice de matérialité. Dans les échanges avec les équipes, la question de l’importance des parties prenantes a souvent été cruciale pour déterminer la priorité des futures actions. Ainsi, c’est souvent les socio-professionnels (à travers la compétence d’animation des pros) et les visiteurs qui ressortaient avec, de plus en plus, la question de l’écoute et de l’implication des habitants. Or, comment réellement parler avec ses visiteurs et ses habitants quand on est un OGD. C’est relativement facile d’écouter les besoins des visiteurs en s’appuyant sur les sites d’avis (mais qui le fait de manière sérieuse et professionnelle pour en sortir des éléments de risques pour la destination ?) mais quid des habitants ?
Au-delà des enquêtes autour de l’acceptabilité du tourisme, n’y a-t-il pas une autre manière d’impliquer et d’échanger avec les habitants avec une sensibilité forcément différente entre les jeunes du territoire, les seniors, les familles ou les … résidents secondaires pour ne citer qu’eux.
Quand on voit de plus en plus les problématiques de conflits d’usage entre les logements touristiques et les logements résidentiels et les évolutions réglementaires autour de zones tendues, le rôle du DDD apparaît plus que crucial pour mettre le doigt sur des risques importants pour une destination touristique.
Observatoires et arguments économiques
Ces éléments montrent encore une fois toute l’importance des chiffres et de l’évolution nécessaire du rôle de l’observatoire pour un OGD. Pour parfaitement mettre en évidence les risques pour une destination (et donc une collectivité), il est nécessaire d’avoir de solides arguments chiffrés. Ici, l’évolution du taux d’occupation ou encore le nombre de visiteurs n’a pas beaucoup d’importance, alors même que c’est toujours et encore le cœur des observatoires touristiques en 2024. Il est ainsi primordial de changer de regard et de prendre en compte de nouveaux indicateurs pour appuyer les problématiques mises en évidence dans la matrice de matérialité.
L’article de Harvard Business Review explique que les enjeux autour du reporting non financier sont en train d’évoluer fortement actuellement. Cela va ainsi largement aider les DDD à identifier les sujets les plus importants pour la performance de l’entreprise. Ainsi, l’International Sustainability Standards Board (ISSB) travaillent à l’instauration de normes plus claires afin de permettre aux investisseurs de faire des comparaisons entre les sociétés d’un même secteur pour évaluer les risques et mieux choisir les investissements.
Appliqué ce raisonnement au tourisme et aux OGD, c’est se dire qu’il serait pertinent de rapprocher beaucoup plus les actions RSE des dépenses allouées et des retombées économiques et financières pour l’OGD et pour le territoire (taxes de séjour, retombées fiscales des structures touristiques, retombées économiques directes et indirectes des visiteurs, etc.). Ainsi, la personne en charge du développement durable se devra d’échanger toujours plus à la fois avec sa direction et son responsable financier mais aussi avec le DGS de sa collectivité de tutelle afin de bien mettre en adéquation les actions réalisées avec les finances du territoire.
Investisseurs et attractivité économique de la destination
Dans de plus en plus de territoires, l’attractivité touristique se rapproche (ou fusionne) avec l’attractivité économique. Un territoire se doit d’attirer de nouvelles entreprises pour rayonner et attirer salariés, investisseurs et nouveaux habitants.
Dans le tourisme, on considère enfin dans les territoires qu’il est du ressort de l’OGD (en partenariat avec les collectivités de tutelle) d’aller chasser des porteurs de projets ou des investisseurs afin de chercher de nouveaux projets et autres services touristiques pour la destination, capable de répondre parfaitement au positionnement voté dans la stratégie touristique.
Or, étant donné la sensibilité toujours plus forte des investisseurs sur les questions de développement durable, il apparaît clair que le lien entre les actions RSE portées par l’OGD et l’attractivité économique se rapprochent fortement. Le DDD doit donc en avoir conscience afin de faire ressortir au mieux dans ses actions les arguments nécessaires pour attirer cette partie prenante spécifique.
Au plus près de la direction et du CoDir
L’ensemble de ces points montrent bien que la place et la posture d’un DDD, au sein d’un OGD, doit largement évoluer, sur l’exemple des entreprises privées. Aujourd’hui, son rôle doit se situer au plus près de la direction et même au sein du CoDir afin de faire entendre la triple voix du social, de l’économie et de l’environnement. Il pourra ainsi argumenter, grâce aux éléments chiffrés et à l’écoute pointue des parties prenantes afin d’expliquer en quoi telle ou telle action de « développement touristique » peut apporter des risques importants pour la destination et le territoire en matière d’attractivité ou de résonnance négative auprès des habitants par exemple.