Nos dernières décennies touristiques, entre illusion et non-sens…
L’année qui débute inaugure sans doute le début d’un nouveau cycle dans l’industrie touristique. La crise sanitaire a souligné combien ce qui était présenté jusqu’alors comme les bases d’une stratégie nationale, « devenir le premier pays au monde à franchir la barrière des 100 millions de visiteurs internationaux », était à la fois une illusion et non-sens. illusion et non-sens de notre culture quantitative, le « toujours plus de visiteurs » peut résumer les « quarante miraculeuses du tourisme », ces quatre décennies qui depuis le début des années 1980 ont marqué l’accès au tourisme de nouveaux consommateurs venus de différentes régions du monde, comme l’Europe centrale et orientale (après la chute du Mur de Berlin, l’effondrement du Pacte de Varsovie et l’intégration à l’Union européenne d’une dizaine de nouveaux pays jusqu’à la frontière russe) et encore plus singulièrement l’Asie (l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001 a marqué le début d’une nouvelle ère commerciale à l’échelle de la planète et l’ouverture des frontières de l’Empire du milieu au tourisme). Illusion et non-sens des quatre décennies qui ont été celles de plusieurs révolutions que nous avons vécues : la fin des idéologies qui ont marqué le 20ème siècle, de nouveaux équilibres (ou déséquilibres) géopolitiques, une mondialisation galopante, une course éperdue au profit et à la rentabilité, la transformation du monde au rythme des innovations technologiques, l’émergence de nouveaux empires numériques qui ont capté tout ou partie de la vie des citoyens, etc. illusion et non-sens de ces quatre décennies qui ont également été celles de la prise de conscience, d’abord marginale malgré le « succès » du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, de notre entrée collective dans « l’anthropocène » qui fait de l’homme le principal acteur du changement climatique. Illusion et non-sens de ce « toujours plus » qui a fini par trouver ses limites. La crise sanitaire achève et les symbolise parfaitement, ces quatre décennies à la fois par son origine, sa puissance, sa diffusion. Nous sortons changés collectivement de cette crise. Il était temps. Nous sortons transformés individuellement. Et cette transformation peut continuer d’évoluer. Comme le virus qui n’en finit plus de varier. Après Alpha, Bêta, Gamme, Delta, Omicron. Quinzième lettre de l’alphabet grec, qui en compte vingt-quatre. Attendons-nous donc à entendre parler dans les mois qui viennent de Pi, Rhô, Sigma, Tau, Upsilon, Phi, Khi/Chi, Psi ou Oméga… Nous avons donc encore un peu de temps pour continuer et achever notre transformation à l’abri de nos masques, de polir nos transformations au rythme de nos vaccinations, de nos doses, de nos pass. Mais aussi au rythme de l’inégale répartition des stratégies vaccinales dans le monde. La carte du taux de vaccination dans le monde est le calque presque exact de la représentation cartographique du PIB par habitant dans le monde et des pays touristiques, à la fois en termes de flux ou de recettes.
Le triangle touristique, ou l’inspiration de nos premières transformations
Il y a une année, en quelques lignes jetées au petit matin, je rappelais aux lecteurs d’Etourisme.info une pensée de Confucius. « La plus grande gloire n’est pas de ne jamais tomber, mais de se relever à chaque chute ». La parabole est toujours évidente avec le monde du voyage. La plus grande gloire du tourisme ne tient pas dans sa chute rapide, mais bien dans les conditions de son relèvement. Doit-on évoquer d’ailleurs à son sujet un redressement, un rétablissement, une reprise, une renaissance, une réinvention ? Les opinions et les aspirations divergent. Mais il apparait comme certain que les conditions doivent réunir ou à défaut assembler autant que faire se peut les trois acteurs nécessaires à la constitution d’un écosystème touristique : les territoires, ces fameuses destinations, les entreprises qui mettent sur le marché tout type d’offres et les humains qui y contribuent à la fois en tant que visiteurs, visités mais aussi salariés du secteur (quel que soit le type de contrat et d’engagement). Ce triangle de la transformation touristique, ou 3T, (comme d’autres l’ont imaginé pour l’économie avec comme sommets la consommation, l’équilibre budgétaire et l’équilibre du commerce extérieur ou bien encore la croissance, la concurrence et la répartition) pourrait donc associer stratégie territoriale – vision économique et décision de consommation. Avec un élément fondamental à ne pas négliger, la transformation qui s’impose à chacun d’entre eux. Sinon, gare au triangle des Bermudes…
La stratégie territoriale : un pilier dual
La stratégie territoriale repose sur deux échelles de décision, l’Etat et les collectivités. Les interventions de l’Etat, du PGE à l’annonce du plan de reconquête en novembre dernier laissent penser que la politique publique en matière de tourisme existe encore. Pour aider à la survie de l’espèce, de l’espèce touristique en l’occurrence. C’est une condition préalable et indispensable à tout redressement, pour maintenir l’activité touristique et fixer un cap. Devenir la première destination touristique durable est-il un objectif raisonnable ? La déclamation, voire l’incantation, est-elle réalité ? Sommes-nous encore prisonniers de notre culture jacobine et quantitative quand nous devrions aller vers une organisation girondine et qualitative ? Devons-nous désormais nos affranchir de la tyrannie des chiffres, dont on peut penser qu’elle n’est guère compatible avec l’exigence de qualité de l’offre, de qualité de services, de qualité de la relation client ? Le positionnement politique doit être précisé, à toutes les échelles considérées. La campagne des élections présidentielles devrait y aider. Pour repenser l’intervention de l’État, reconsidérer la vision régalienne, toiletter et simplifier l’organisation, hiérarchiser les urgences et les importances. Mais il est à craindre que les vieilles lunes ressurgissent, au mieux, dans les programmes de la majorité des candidats. Quand bien même ces derniers considéreraient le tourisme comme un secteur porteur de sens et de valeurs, d’avenir et de projet de société. Ce qui ne semble pas encore évident, si l’on analyse les questions abordées depuis le début de l’automne avec la profusion de discours rabougris, ternes, cocardiers, exsangues, nostalgiques parfois d’une France heureusement rendue au seul travail des historiens. Le redressement du tourisme passe également par l’intervention des collectivités locales, qui adaptent leurs stratégies aux grandes tendances et lancent l’élaboration de leurs futurs schémas de développement animés de quelques principes structurants (résilience, durabilité, proximité, authenticité, etc.). C’est parfaitement louable, mais sera-ce suffisant ? Les initiatives ne manquent pas pour apparaitre comme la destination la plus durable, le territoire le plus soutenable, la collectivité la moins émettrice de GES. On peut se demander si la transformation écologique des habitats et des mobilités, le triomphe des circuits courts dans la restauration, la réduction drastique de l’émission de déchets ou de consommation énergétique, même généreux, réels et tangibles, peuvent inspirer l’ensemble de la Nation, voire se diffuser au-delà de nos frontières. Mais faisons-fi d’un scepticisme de bon aloi, partons d’un postulat que le mur rencontré durant les deux dernières années oblige à regarder haut et loin, de façon à surmonter l’obstacle vacillant et imaginer un nouvel horizon.
La vision économique : un horizon encore incertain
Il est permis de rappeler également ici la théorie de Gary Hamel, « l’idéologie managériale » qui propose d’appliquer cinq principes de management nécessaires aux organisations du futur : les valeurs organisationnelles, l’innovation continue, l’adaptabilité rapide, la passion, l’idéologie managériale. La transformation des organisations, entreprises comme collectivités, longtemps enseignées dans les écoles de management, est encore à maints égards à l’état de babille dans le monde du tourisme. La transformation doit intégrer à la fois vision stratégique (quel projet ? quel horizon rallier ?), travail sur les valeurs (quelle raison d’être ?) et sur l’offre de demain (quel investissement ?) mais aussi conversion à la durabilité (avec une véritable démarche RSE) au-delà d’un discours convenu et parfois sirupeux. Si ces éléments de transformation sont plus ou moins considérés et diversement déclinés selon les organisations, un critère essentiel de la vision économique semble encore aujourd’hui sacrifié dans la majorité des entreprises touristiques. « L’idéologie managériale » pourtant rappelée ici consiste à mettre l’humain au cœur de la vie de l’organisation, à la fois en matière de pratiques mais aussi de principes, visant un juste équilibre entre une gestion de contrôle et une culture d’autonomie et de créativité, entre l’efficacité et les besoins de liberté et de confiance. Les derniers mois ont montré combien la vision économique des organisations touristiques est encore aujourd’hui inadaptée. Peu importe le nombre d’emplois non pourvus, en France comme dans de nombreux pays du monde, à l’image du Canada. Ce qui compte, c’est la vision. Les pratiques sociales ne sont pas à la hauteur des enjeux. Il est clair que les salariés, aujourd’hui, ne font pas partie des priorités de nombreuses organisations touristiques, qui renouvèlent leurs pratiques anciennes de bas salaire, d’emploi de stagiaire, d’usage abusif du contrat d’apprentissage. Le facteur « humain » devrait constituer le point central de la vision économique des organisations touristiques. Il est frappant de noter que ces dernières n’ont pas encore entamé leur mue, qui devrait les obliger à repenser intégralement leur organisation « ressources humaines », des pratiques de recrutement au management des équipes. Combien d’entreprises, par exemple dans l’hôtellerie, se contentent encore aujourd’hui de résultats financiers en croissance et de ratios records pour 2021 et repoussent aux calendes (que l’expression pourrait qualifier de « françaises ») grecques leur nécessaire transformation RH. Plus que de se tirer une balle dans le pied, ces organisations creusent leurs propres fosses. Et manifestent un déni souvent affligeant et désespérant. Nombre de dirigeants et de managers semblent dépassés, la culture du petit chef persiste bel et bien alors que la vision économique devrait obliger les organisations touristiques à prendre de la hauteur, à associer les salariés aux décisions et adopter des actions transformatives radicales.
La décision de consommation : un manifeste d’engagement
Lufthansa informe en ce début d’année 2022 vouloir faire voler 18.000 avions à vide pour ne pas perdre les slots d’accès aux aéroports. Cette annonce ubuesque en précède sans doute beaucoup d’autres. Elle souligne combien l’économie, et plus encore l’économie du transport aérien et du tourisme, vit dans une réalité totalement déconnectée de cette des humains. Car enfin, comment peut-on imaginer pareille incongruité et accepter semblable absurdité ? N’est-il pas envisageable de négocier, de faire évoluer le modèle des créneaux aéroportuaires, de stopper ce voyage en absurdie ? D’autant que les citoyens ont entamé très majoritairement leur mue. La transformation, contrainte au départ, des habitudes de consommation est devenue réalité. La recherche de sens et de valeurs est plus que jamais la motivation première de nombreux humains. C’est vrai dans les rayons des magasins, même si on se souvient d’émeutes dans des supermarchés, avant la succession de confinements, en 2018 à l’occasion de promotion sur des pots de Nutella qui pourrait bien se renouveler. C’est vrai surtout dans les choix vraiment personnels, les arbitrages à des moments importants de vie. Trouver un sens à sa vie personnelle, donner du sens à sa vie professionnelle. La ruée vers des métropoles régionales, annonciatrices de vie calme et paisible, comme le boom des prix de l’immobilier dans des zones très touristiques soulignent que le changement de vie, la recherche d’équilibre motivent le premier. L’absentéisme record des deux dernières années et la fuite des talents dans le tourisme expliquent le deuxième. La décision de consommation manifeste un engagement, une recherche personnelle et une volonté de ne plus subir le marché. C’est vrai pour le marché de la grande consommation comme pour le marché du travail. Les consommateurs vont vouloir consommer mieux le tourisme. C’est-à-dire des prestations aux valeurs humaines plus affirmées, on le sait. Mais aussi, et c’est sans doute là que réside la plus grande des transformations, le refus de continuer à mettre sur le marché de l’emploi touristique sa force de travail, ses savoir-faire, ses compétences. Avec un paradoxe économique flagrant, la coexistence, pour les activités touristiques entre tensions de recrutement et chômage élevé. Le manque d’attractivité des métiers peu qualifiés est amplifié par une amélioration très lente des conditions de travail et d’emploi. Consommer un emploi touristique est devenu monnaie courante, aujourd’hui. Si l’emploi ne plait pas, rémunère mal, ne répond aux valeurs personnelles, on le quitte. Cette nouvelle génération de consommateurs – salariés n’a pas été encore prise en considération par les organisations, qui semblent encore les observer avec distance. La transformation du tourisme doit la prendre en compte. Comme les possibilités d’accepter d’autres forces de travail, comme celles des personnes en reconversion mais sans expérience dans le tourisme ou l’ouverture de frontières, comme ce sera fait au Canada cette année, pour attirer les bras du tourisme venus de pays d’émigration.
*
L’innovation touristique de demain ne portera pas sur le digital ou le numérique. Au vu de l’évolution des pratiques et des transformations entamées dans le secteur du tourisme, au vu de l’équilibre espéré du « triangle du tourisme », il est évident que l’humain va en constituer l’étape ultime. Parce que l’idéologie managériale doit replacer le salarié au cœur de la transformation des entreprises et que les salariés doivent retrouver la confiance en des organisations pour lesquelles la défiance est encore manifeste aujourd’hui. Cela implique une remise à plat des pratiques, du système éducatif souvent abscons et éloigné des réalités de terrain aux valeurs promises par les organisations. Le sujet est vaste. Il conviendra de lancer dès 2022, aux lendemains des élections présidentielles françaises, des expérimentations territoriales majeures pour inverser ce qui pourrait apparaitre comme une fuite inéluctable et continue des talents.