Jean-Christophe Rufin est médecin. Il fut l’un des pionniers du mouvement humanitaire et, à ce titre, a parcouru de nombreux pays en crise. Il a exercé des fonctions diplomatiques : attaché de coopération au Brésil et ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie. Romancier, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui ont tous conquis un large public en France et à l’étranger : L’Abyssin (Prix Goncourt du premier roman en 1997), Rouge Brésil (prix Goncourt 2001), Immortelle randonnée, Le Tour du monde du roi Zibeline, ainsi que la série des aventures d’Aurel le consul. Il est membre de l’Académie française depuis 2008.
Même s’il confesse dessiner et peindre depuis fort longtemps, c’est à l’occasion de sa venue au Rendez-Vous International du Carnet de Voyage à Clermont-Ferrand, en 2019, que Jean-Christophe Rufin a présenté son travail resté jusqu’alors secret. Il y est revenu cette année pour la parution de son premier carnet de voyage intitulé « Sur le fleuve Amazone ». L’occasion pour moi d’une longue discussion passionnante où il fut naturellement question de voyage.
Vincent Garnier : On va peut-être commencer par la genèse de cet ouvrage. Vous êtes venu il y a quelques années déjà à Clermont-Ferrand, et à ce moment-là vous avez découvert le carnet de voyage. Mais je préfère que ce soit vous qui racontiez cette histoire.
Jean-Christophe Rufin : Merci à ce salon et à ses organisateurs parce qu’en effet le projet de ce livre est né lors de mon passage ici en 2019. Je viens souvent à Clermont et dans la région, mais là j’avais été désigné président de cette édition du Rendez-Vous International du Carnet de Voyage. Et comme ça, dans la conversation, on m’a demandé si je dessinais pendant mes voyages. J’ai dit oui mais je n’avais jamais montré mes dessins à personne. Ils m’ont alors attribué un petit stand où j’avais mes dessins accrochés sur les parois. J’étais très fier mais en même temps, quand j’ai visité les autres stands, je l’étais beaucoup moins parce qu’il y avait évidemment des choses superbes. Et c’est là que j’ai découvert à la fois que j’aimais ça, qu’en effet au cours de mes voyages je prenais souvent le temps de dessiner quand je l’avais. Et que ce n’est pas du tout évident de dessiner. En rentrant de ce salon, je me suis dit qu’il fallait prendre ça au sérieux car le voyage, c’est sérieux. Et puisque tu aimes ça, eh bien pourquoi ne pas faire un voyage à cette fin ? C’est-à-dire pas faire des dessins ou des peintures dans les marges d’un autre voyage, mais partir pour ça. J’ai pris la décision de faire ce carnet de voyages sans savoir encore où j’irais. C’est pour ça que c’est un hommage que je tenais à rendre à ce salon que j’aime beaucoup et dont je fais toujours la promotion partout où je vais.
Vincent Garnier : Vous avez d’ailleurs dit que vous pratiquez le dessin en amateur sans n’avoir jamais reçu la moindre formation.
Jean-Christophe Rufin : Oui en effet, mais je ne suis d’ailleurs pas certain que ça s’enseigne. Bizarrement, ce sont des arts qui s’apprennent mais qui, à mon avis, ne s’enseignent pas. En tout cas c’est difficile de les enseigner. Je pense que c’est la même chose pour l’écriture. L’essentiel est de se confronter à des modèles. C’est aussi à ça que peuvent servir des formations comme les ateliers d’écriture par exemple. Ce n’est pas tellement pour donner des recettes, c’est pour servir en quelque sorte de miroir à une création et peut-être l’élargir en envoyant vers d’autres modèles, d’autres exemples. Mais moi en effet, ni en écriture ni pour les arts graphiques, je n’ai reçu de formation. Et puis quand j’ai fait mes études de médecine, parce qu’il s’agit de mon métier de base, j’ai compris que la médecine finalement est au départ un art du regard. C’est la première chose qu’on vous enseigne, c’est-à-dire inspecter, regarder le patient déshabillé, puis le toucher, le palper… Le premier temps de l’examen clinique, c’est vraiment l’observation.
Vincent Garnier : En parcourant votre carnet de voyage, il me vient naturellement une question. Vous avez parcouru de nombreux continents. Je rappelle que vous avez exercé un certain nombre de responsabilités. Vous avez été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie. Vous avez également été au contact de populations en souffrance à travers vos engagements pour les ONG Action contre la Faim et Médecins sans frontières. Vous aviez donc énormément de choix de destinations. Alors précisément, pourquoi avoir choisi de parcourir le fleuve Amazone pour ce premier carnet de voyage ?
Jean-Christophe Rufin : Je suis souvent allé au Brésil. Je travaillais là-bas, enfin, le mot travailler est un peu fort, j’étais diplomate… J’ai été attaché culturel à Récif, c’est il y a très longtemps. Ça m’a surtout permis d’apprendre la langue. Et le fait de parler la langue, c’est très important quand on prévoit un séjour un petit peu long et surtout de sortir des sentiers battus. Si on ne parle pas la langue, tout est beaucoup plus compliqué. Et le Brésil, c’est un pays continent. En fait dans les grandes villes vous pouvez trouver des gens qui parlent anglais ou français. Mais en dehors des villes, c’est quand même le portugais qui y est la langue véhiculaire. Et si vous la parlez, c’est beaucoup mieux. Je retourne au Brésil puisque je suis membre de l’Académie brésilienne des lettres basée à Rio ; elle a été créée sur le même modèle que l’Académie française mais beaucoup plus tard. Donc je reviens à Rio, São Paulo et j’ai donc travaillé à Récif. Mais je ne connaissais pas l’Amazonie. Et c’est vrai que je ne souhaitais pas la prendre par le petit bout. Je trouvais que l’Amazonie mérite mieux, si vous voulez, qu’un petit saut de puce, comme ça, pour aller voir trois villages et puis rentrer. C’est un sujet extrêmement compliqué et je ne me sentais pas l’autorité de parler face à des géographes ou à des politiques, de gens qui étaient compétents sur l’Amazonie. C’est vraiment un sujet sensible, difficile, complexe. C’est vrai que quand vous survolez cette immense forêt, ce tapis vert sous vous, il y a un côté presque impénétrable. On ne sait pas par quel bout prendre tout ça. Et puis tout d’un coup, quand vous la survolez, vous apercevez le fleuve. Vous voyez apparaître cette ligne brillante du fleuve. Et là je me suis dit que le fleuve est un sujet parce qu’il est à taille humaine, si je peux dire. On peut le parcourir, on peut partir d’un bout et aller jusqu’à l’autre, et ça c’est un sujet. Tout comme raconter ce qu’on a vu en passant sur ce fleuve, en y vivant. Alors, évidemment pas avec des bateaux de croisière ou des bateaux touristiques mais avec de petits bateaux-bus que les gens utilisent pour aller d’un village à l’autre.
Vincent Garnier : Ce fleuve, est-ce qu’il faut le remonter ou est-ce qu’il faut le descendre ?
Jean-Christophe Rufin : Ah oui, ça a l’air tout bête, mais ce n’est pas du tout le même voyage. Remonter un fleuve, ça veut dire aller à contre-courant, même si le courant de l’Amazone n’est pas très fort. C’est le chemin aussi de la conquête, c’est celui des conquistadors, des bandeirantes, des gens qui sont partis de la côte et puis qui se sont enfoncés comme ça dans la profondeur de ces pays. Vous vous rappelez le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu où ils deviennent fous dans cette forêt vierge ? Bon, ça c’est remonter, c’est-à-dire qu’il y a un côté effort. Puis remonter vers quoi ? Parce qu’on peut dire qu’on remonte vers la source, mais la source de l’Amazone n’existe pas vraiment. Disons qu’au fond l’Amazone n’est pas un fleuve simple, c’est un immense bassin, c’est le versant-est des Andes qui se déverse dans cette grande plaine. Les géographes parlent d’ailleurs de baignoire amazonienne parce que c’est une espèce d’énorme flaque, de gigantesque flamme d’eau qui descend des montagnes andines et donc on ne sait pas très bien vers où l’on remonte. Alors je descends, ça c’est plus clair je trouve, on va vers l’embouchure, on va vers l’océan et on part. Alors après il y a la question d’où partir, mais disons qu’une fois que l’on a choisi d’où l’on partait il n’y a plus qu’à se laisser porter, à dériver en quelque sorte, par le courant. Il y a un côté extrêmement doux et assez passif finalement qui je trouve concordait bien, s’accordait bien avec la peinture notamment l’aquarelle parce que l’Amazone, voilà c’est ça, ce sont des couleurs diluées dans des eaux. L’eau est partout et vous en faites presque partie puisque le bateau va vous conduire comme ça, presque sans effort jusqu’au bout. Donc ça fait 3000 km mais finalement vous ne les sentez pas, le temps passe très lentement et du coup ça fait un voyage.
Vincent Garnier : Approfondissons votre approche du voyage. Est-ce que vous vous considérez comme un écrivain voyageur ?
Jean-Christophe Rufin : Oui et non, c’est-à-dire que je ne sais pas très bien ce que ça veut dire. Ça, cela revient à appartenir à une catégorie : les écrivains médecins, les écrivains diplomates… Non, je ne sais pas. À mon avis ça ne veut rien dire. Je trouve une inspiration dans ce que Michel Le Bris (fondateur du festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo) a appelé la littérature du dehors. C’est-à-dire une littérature qui essaie d’ouvrir les fenêtres sur le monde et qui s’inspire de ce que le monde peut apporter. Cela peut paraître une évidence, mais en fait beaucoup d’écrivains ont une autre démarche, une démarche que je respecte tout à fait mais qui n’est pas la mienne, une démarche faite d’introspection où ils vont observer des mondes clos, des petits mondes, de petites scènes intimes. Moi ce n’est pas le cas. Alors à travers ces écrivains que vous appelez voyageurs, je pense qu’il y a énormément de sensibilités différentes. C’est une famille si l’on veut mais ce ne sont pas des clones en tout cas.
Vincent Garnier : On ne parle plus maintenant de l’écrivain, on parle de l’homme. Quel type de voyageur êtes-vous ? J’avais justement prévu de citer Michel Le Bris qui, dans son ouvrage L’homme aux semelles de vent, distingue le voyageur du touriste. Il dit à un moment donné que l’on se considère généralement comme un voyageur et que le touriste, c’est toujours l’autre. Comme si, effectivement, il y avait deux approches différentes.
Jean-Christophe Rufin : Je n’ai aucun mépris pour le tourisme, au contraire. Alors évidemment il y a des problèmes de tourisme de masse à certains endroits, il y a une surfréquentation qui peut finir par provoquer de l’asphyxie dans certains lieux, c’est certain. Mais moi en fait je suis un voyageur qui s’adapte de la même manière que, je pense, j’ai toujours essayé d’adapter le style de mes romans au récit, c’est-à-dire à l’histoire que je raconte. Et j’admire ça chez les autres écrivains comme par exemple Giono, parce que vous avez à la fois le Giono du Moulin de Pologne et de Un de Baumugne et puis vous avez le Giono du Hussard sur le toit. J’aime bien cette idée qu’on façonne le texte en fonction de ce qu’on a à raconter. Et de la même façon pour le voyage (…) Tout dépend du voyage qu’on veut faire. Mais il me semble que, surtout quand on veut en rapporter quelque chose, c’est-à-dire quand on veut être un petit peu, non pas à l’écoute de soi-même mais à l’écoute des autres, il faut essayer d’abolir autant que possible la différence ou l’écart qu’il peut y avoir avec les autres.
Vincent Garnier : Il y a la question du comportement et celle du temps, vous l’avez dit. Vous écrivez d’ailleurs qu’être voyageur demande une véritable immersion dans un environnement naturel mais également humain. Et puis il y a un troisième élément important, c’est le regard. Vous l’avez évoqué mais j’aimerais qu’on y revienne, et ce d’autant plus qu’en exergue de votre carnet de voyage vous citez Julien Gracq qui n’était pas un écrivain voyageur au sens premier du terme mais plutôt un arpenteur de grand chemin. Comme vous l’avez été vous-même avec votre récit sur cette Immortelle randonnée qu’est le chemin de Compostelle. Vous citez donc Gracq : « Tant de mains ont transformé le monde, et si peu de regards pour le contempler. »
Jean-Christophe Rufin : Ben oui, c’est vrai que l’activité humaine est vraiment portée vers le faire, en particulier les civilisations européennes qui sont construites là-dessus. On est là pour quelque chose, pour faire quelque chose et la contemplation est quelque chose qui nécessite, en tout cas pour nous, d’être mise dans une situation un peu particulière. C’est pour ça que le pèlerinage vers Compostelle, je l’ai fait au retour de l’ambassade où j’avais besoin de revenir un petit peu dans la réalité des choses. Ce pèlerinage au fond ce n’est pas, pour garder une métaphore religieuse, un chemin le long duquel vous allez recevoir un coup une foudre qui va vous dire que tu es croyant. Ça peut arriver peut-être, mais l’idée du chemin, d’un chemin long comme ça, comme l’est le pèlerinage, c’est justement de se dépouiller d’un certain nombre de choses. Et moi j’ai senti une parenté très proche entre cette expérience, qui est pourtant statique, avec celle d’être dans un bateau comme sur le fleuve Amazone. Parce que ce sont des moments où vous êtes obligés de vous dépouiller de ce qui vous conduit à penser à ce que vous devez faire, ce que vous allez faire, ce qu’on attend de vous. Non, tout d’un coup, tout se découvre. Et sur le chemin de Compostelle ça ne vient pas tout de suite. Je me suis rendu compte qu’il m’avait fallu à peu près trois semaines. Parce que la première semaine, on a mal partout. La deuxième semaine, on va voir les monuments. Et la troisième semaine, on regarde.
Vincent Garnier : On a cité des qualités qui sont plutôt des vertus je dirais, non pas forcément pour être un bon voyageur mais pour apprécier le voyage de la meilleure des manières et finalement en retirer quelque chose qui vous enrichisse. On a parlé du comportement, du temps et du regard. Est-ce qu’il y aurait une vertu complémentaire à celles-ci ?
Jean-Christophe Rufin : C’est une question un peu piège, mais moi je dirais qu’il faut une certaine générosité dans la mesure où il faut une ouverture aux autres. Ça a l’air d’être un grand mot, même un mot-valise, un peu bateau. En fait, ça prend des aspects assez concrets. Par exemple pour le pèlerinage, je ne parle plus du bateau mais de la marche. Si vous partez en groupe, très souvent, vous êtes ouverts aux autres personnes du groupe qui font un peu bloc. Et c’est vrai que moi j’ai voyagé une grande partie du temps tout seul. Ça permet d’une certaine manière d’accueillir les rencontres de façon plus profonde. Alors qu’après j’ai été rejoint par ma femme. On n’a pas fait le même voyage quand on a été ensemble. C’était drôle, très sympa, c’était génial, on a eu le temps de se retrouver. Mais je me rendais compte que ce n’était pas la même chose. Les gens me parlaient moins, moi je parlais moins aux autres, je les regardais moins parce que j’étais avec quelqu’un. D’une certaine façon, vous savez, c’est comme quand les gamins partent en classe linguistique avec tous leurs copains, ils ne parlent que français. Pour nous Européens, on ne se rend pas compte à quel point notre statut fait que ça nous place à part, toujours. Dans tous les pays du monde, peut-être pas en Europe mais ailleurs, on est à part. Il faut fournir un effort pour aller vers les autres, parce que spontanément notre vécu historique, tout ce qu’on transporte d’une certaine façon fait qu’il y a une sorte de barrière quand même pour nous aborder. Et donc il faut arriver à être assez ouvert et généreux pour l’abolir.