Joseph Kessel, témoin parmi les hommes

Publié le 12 février 2024
8 min
La maison Kessel est une auberge ouverte sur le monde, que les vents traversent en une lancinante complainte, celle de l’appel au voyage. 
Olivier Weber (1)

Il est impératif de se trouver des maîtres en évasion. Surtout par les temps qui courent, aux horizons obscurs, où la fraternité n’est plus l’étendard de notre civilisation. Où le vivre-ensemble ne constitue plus le crédo. Et quand le voyage n’a de valeur que marchande. Le mien, je l’ai rencontré très tôt, à l’âge des possibles, c’est-à-dire celui de toutes les curiosités.  

Joseph Kessel naît en 1898 en Argentine où ses parents, juifs russes, s’étaient installés pour échapper aux pogroms. Leur santé fragile les fera rejoindre Orenbourg en Oural, entre Europe et Asie, puis la Riviera niçoise. Enfin pour lui le lycée Louis-le-Grand à Paris. Il s’engage en 1916 dans l’aviation. En 1918, son escadrille partita pour l’Extrême-Orient. Début d’une vie, amorce d’un destin.

Il ne faudrait jamais entreprendre de raconter un voyage : on est toujours vaincu. 
Joseph Kessel

Etrange paradoxe pour cet éternel voyageur. Enfant des steppes et de l’Oural, Kessel effectue son premier tour du monde à 21 ans ; il traverse l’Atlantique, visite les États-Unis, la Chine et l’Inde. À 25 ans, Joseph Kessel a déjà connu la guerre, la gloire, l’amour et l’opium. C’est précisément à cet âge-là qu’il rencontre le succès littéraire avec la parution de L’Equipage (2) qu’il bouclera en quinze jours. Pour la première fois, son réel rejoint la fiction. L’intime en l’occurrence ; il faut savoir lire entre les lignes. Prémisse d’une œuvre abondante qui comportera au final quatre-vingt-cinq ouvrages dont certains feront l’objet d’adaptations cinématographiques marquantes comme Belle de jour, L’Armée des ombres et La passante du Sans-Souci qui sera, en 1981, le soixantième et dernier film de Romy Schneider. Inoubliable la scène du violon au restaurant. David…

Tout au long de son existence, Kessel labourera l’innommable champ des atrocités humaines. Cela sera son périple et à chacun de ses retours de voyage, ses cartes postales prendront la forme de témoignages. Toujours poignants. Certains prendront date. L’Irlande des insurgés du Sinn Fein (« mon premier grand reportage »), la Syrie des Tcherkesses et puis… « Un matin de l’année 1931, comme j’allais vers Biarritz en voiture rapide, le destin arrêta ces desseins à quelques kilomètres de Vendôme. Une route glissante et bombée, une machine qui n’obéit plus, un tronc de peuplier – et me voici pour des mois paralysé entre les parois d’une minerve de plâtre. » Destin qui aurait pu s’avérer funeste, similaire à ceux de Roger Nimier, Albert Camus et Jean-René Huguenin. Il sera frère de sang de Françoise Sagan, il survivra. Seulement, « lorsque je fus en mesure d’en sortir, l’aventure qui s’imposait à l’attention du monde, il n’était pas besoin de le chercher aux antipodes. C’est aux frontières mêmes de la France qu’elle avait lieu. » Ce sera en 1932 la rencontre avec un pays à l’aube d’une décision capitale mettant en scène « un ancien peintre en bâtiments, caporal de réserve, prétendant au poste suprême de l’Allemagne. » Hitler contre Hindenburg, il n’y aura pas de prolongations ; la tragédie est en marche.

La suite fait désormais office de Panthéon. Officier dans l’aviation des Forces Françaises Libres pendant la Seconde Guerre mondiale, Kessel rencontrera de Gaulle à Londres qui lui suggèrera d’écrire « quelque chose sur la Résistance ». Ce sera L’Armée des ombres. Entre les deux hommes, il n’y aura pas fusion. Kessel ne sera donc pas l’onction littéraire du Général, Malraux s’en chargera. Il restera cependant Le chant des partisans, l’hymne de la Résistance écrit avec son neveu Maurice Druon sur une musique d’Anna Marly et avec l’interprétation de Germaine Sablon. Dominique Bona en a tout récemment reconstitué l’environnement (3)

Je ne compte plus, au cours de ma vie, ces départs à l’aube, dans les pays lointains, où le monde, silencieux et frais, semble naître et s’ouvrir à l’amitié de l’homme, où l’esprit et la sensibilité sont plus vulnérables aux splendeurs de la terre, aux souffles de l’inconnu, et goûtent par anticipation, avec une sorte de bienheureuse angoisse, la joie de la découverte et de l’aventure. Mais chaque fois, l’enchantement est nouveau, est entier… 
Joseph Kessel

Liberté et dépassement de soi, voilà le leitmotiv de Kessel. Pour lui, tout écrit était reportage. Sa fonction consistait à partager ses connaissances et ses émotions aux lecteurs des journaux à grand tirage d’alors, Le Matin et France-Soir notamment, où ses reportages (que l’on nommait auparavant feuilletons) pouvaient être lus par plus d’un million de personnes ! Chacun de ses engagements était humain plus qu’idéologique. « Je préfère les hommes aux idées » aimait-il rappeler. Témoin parmi les hommes, c’est précisément sous ce titre et en six volumes qu’a été regroupée son œuvre de journaliste aventurier, glanée à travers trois continents et cinquante ans d’histoire. Tel un alchimiste, le talent de Kessel était de produire un roman à partir de la matière brute du reportage. Le meilleur exemple nous est donné par le volume V de cette série, intitulé Le jeu du roi. Il s’agit en l’occurrence du bouzkachi, le tournoi des grands écuyers de la steppe afghane qui se disputaient le corps d’un bélier décapité. C’est à partir de ce matériel recueilli en 1956 que Jef construira dix ans plus tard l’épopée lyrique des Cavaliers, sans aucun doute le plus flamboyant de ses romans (4).

Dans ces conditions, comment caractériser son œuvre ? Fût-il journaliste ou écrivain ? Dans son dictionnaire amoureux (5), Olivier Weber parle de ces « écrivains-reporters » au rang desquelss’ajoutent d’autres figures tutélaires comme Albert Londres naturellement, mais aussi Philippe Soupault, Blaise Cendrars, André Malraux ou bien encore Ryszard Kapuscinski. Comme Kessel le disait au Magazine littéraire en 1969 : « j’écris des romans d’aventures réels. » Il avait la foi du conteur ; il constitue enfin l’étoffe de ceux que Jean Guéhenno qualifiera de « flâneurs sensibles ».

Boudé de son vivant par la critique qui prônait la séparation des genres et ne goûtait guère à ses frasques, il ne reçut aucun prix littéraire ; loin du milieu germanopratin (un temps collaborationniste), il collectionnera les décorations militaires : Médaille militaire et Croix de Guerre 1914-1918 ainsi que Croix de Guerre 1939 – 1945. Kessel a en outre traversé une, heureusement courte, période d’oubli post-mortem. Ses amis entretenaient la flamme, tels Yves Courrière (lui-même reporter de guerre, il couvrit la guerre d’Algérie) avec sa monumentale biographie (6) ou bien encore André Asséo qui publia un livre de souvenirs relatant leur amitié (7).

Pour cet agnostique, l’amitié tenait lieu de religion : « la grande richesse de ma vie. » Comme il n’aimait pas son prénom, ses amis l’appelaient Jef. J’ai eu la chance d’en croiser, certains précédemment cités : le peintre Raymond Moretti à Sète, le grand reporter Yves Courrière à Paris et le journaliste André Asséo à Uzès où il logeait chez Jean-Louis Trintignant. Il eut d’autres amis illustres dont Henry de Monfreid qui publiera grâce à lui ses Secrets de la mer Rouge. Harrar et la découverte du « peuple de servitude », l’esclavagisme… Mais celui que l’on retient surtout, scellé à jamais dans notre inconscient collectif, c’est Jean Mermoz, ce héros de l’Aéropostale, cet archange si tôt disparu : « Jean, j’ai eu la chance magnifique d’être ton ami (…) Je me rappelle ta voix, ton visage, tes colères et ton rire. Les silences aussi, qui, parfois, étendaient entre nous leur eau secrète et féconde et où, te regardant songer, je te comprenais, je te sentais le mieux. » (8)

En dépit d’une vie sentimentale (très) tumultueuse, il n’aura véritablement aimé que deux femmes. Sandi, son premier grand amour qu’il rencontrera sur un bateau en mer de Chine ; elle succombera prématurément à une tuberculose et Kessel regrettera le restant de son existence de ne pas avoir pu être présent durant ses derniers instants. Et Michèle, la belle irlandaise qui sombrera inexorablement dans un désespoir éthylique sans retour. 

L’humanité ne vaut pas cher mais je l’aime et, quoi qu’il arrive, j’aime la vie.
Joseph Kessel

Joseph Kessel sera élu à l’Académie française en 1962 au fauteuil d’Auguste-Armand de Caumont, duc de La Force, dépositaire du droit du sang contrairement à lui. Dans son discours de réception, il déclarera non sans audace : « Pour le remplacer, qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. Vous avez marqué, par le contraste singulier de cette succession, que les origines d’un être humain n’ont rien à faire avec le jugement que l’on doit porter sur lui. De la sorte, messieurs, vous avez donné un nouvel et puissant appui à la foi obstinée et si belle de tous ceux qui, partout, tiennent leurs regards fixés sur les lumières de la France. » Ces mots résonnent puissamment dans la France d’aujourd’hui.

Témoin plutôt que militant, combattant plus que récipiendaire, Kessel n’aura jamais été dupe : « La politique, que je sais hélas nécessaire, indispensable, implacable, a pour tendance générale de dissoudre les amitiés, de corrompre les fidélités, de rendre insensible les cœurs, retords les esprits. Chaque homme qui, par son courage et sa noblesse d’âme, par ses sacrifices et ses exploits bien mérité de son pays devrait faire à Dieu ou au hasard la prière suivante : que je tombe dans un combat ou dans une embuscade avant qu’il me soit donné de faire de la politique ».

Demandez-vous, belle jeunesse,
Le temps de l’ombre d’un souvenir…
 
Jacques Brel

De Kessel, on ne se souvient souvent que de ses excès dionysiaques, sa restitution du Montmartre des Années folles et de ses nuits partagées jusqu’à l’ivresse avec les princes déchus et tout le peuple russe blanc. Les coups de sang et de poing aussi dont il était coutumier. Elégance du geste. Et pourtant ! Inflexible face aux bouleversements de l’Histoire, Jeff reste aujourd’hui encore le modèle à suivre, celui d’une foi inébranlable en l’homme. Son nom n’évoque certainement plus grand-chose aux nouvelles générations. Ce témoin des fractures de son siècle, le vingtième, n’aura pourtant eu de cesse de tirer le signal d’alarme. « Ami entends-tu… ? martèle-t-il à l’infini.

Un dernier éclairage, une ultime anecdote. Pour conjurer le sort avant chacune de ses nouvelles aventures où il remettait sa vie en jeu, Kessel prononçait rituellement cette phrase : « Dobri Tchass Zbogom », (« que l’heure nous soit favorable et que Dieu nous accompagne ».)

 Alors oui, quelles que soient nos croyances, « Dobri Tchass Zbogom » !

(1) Kessel le nomade éternel par Olivier Weber (Arthaud)
(2) L’Equipage par Joseph Kessel (Gallimard)
(3) Les partisans par Dominique Bona (Gallimard)
(4) Les cavaliers par Joseph Kessel (Folio)
(5) Dictionnaire amoureux de Joseph Kessel par Olivier Weber (Plon)
(6) Joseph Kessel ou Sur la piste du lion par Yves Courrière (Plon)
(7) Rêver Kessel (Editions du Rocher) par André Asséo
(8) Mermoz par Joseph Kessel (Folio)

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Vincent Garnier est actuellement Directeur général de Clermont Auvergne Tourisme après une expérience de près de trente ans dans le domaine du tourisme institutionnel. Passionné de littérature et de voyage, il est notamment le fondateur des « Cafés littéraires de Montélimar » ; il a également assuré pendant de nombreuses années l’animation de rencontres littéraires : Les Correspondances de Manosque, le Festival de la biographie de Nîmes…
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