Le tourisme, ce beau souvenir

Publié le 7 avril 2025
7 min

Récemment, j’ai exploré plusieurs expositions consacrées aux voyages et au tourisme. Ce n’était pas mon intention première, mais cette coïncidence m’a amené à une réflexion : le tourisme est désormais un sujet d’étude à part entière, suffisamment légitime pour entrer dans les musées comme objet d’analyse et de création artistique. Une consécration paradoxale à l’heure où il est de bon ton de le critiquer, pointant ses excès bien plus que ses bienfaits.

Mais que le repli identitaire se poursuive à l’échelle du monde à grands coups de tronçonneuses, d’allégories virilistes, d’incarnations malfaisantes et le tourisme apparaîtra alors comme un sujet ancien, magnifique sous ses formes diverses telles que les voyages, les vacances, les loisirs, les courts séjours. Quasi objet de nostalgie.

En remontant le fil de mes découvertes récentes, trois expositions m’ont marqué : Écran Total, consacrée à la photographe Corinne Vionnet au musée de Pont-Aven en Finistère, La Chine des Tang au musée Guimet, et Tōkaidō, paysages rêvés d’Andō Hiroshige au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Si les deux dernières n’avaient pas pour vocation première d’explorer le tourisme, elles révèlent pourtant l’importance des voyages et des services offerts aux voyageurs en Chine et au Japon il y a plusieurs siècles. Cette réflexion a été nourrie par deux lectures récentes : Exploration du monde, une autre histoire des grandes découvertes, dirigé par Romain Bertrand, éditeur Points, et Les défricheurs du monde de Laurent Maréchaux au Cherche Midi. Ces deux ouvrages pointant des explorations qui ont ouvert la voie à d’autres voyageurs. Je pourrais également évoquer Paradis Naturistes, exposition tenue au Mucem à Marseille, qui interroge une autre facette du voyage : celle du rapport au corps, à la liberté et aux espaces dédiés à une forme spécifique d’évasion.

ECRAN TOTAL de COrinne vionnet

Photographier est un rituel du tourisme. Historiquement traité au passé, « j’étais là », il est maintenant conjugué au présent grâce aux réseaux sociaux : « je suis là ». Oui, mais pas tout seul et rarement avec un regard neuf. Le voyage devient une motivation photographique. Et comme le temps sur place est compté, l’appareil photo ou le smartphone voit à la place du voyageur. La répétition, la course, l’accumulation, pour une contemplation à distance plus tardive. La machine à souvenirs fonctionne à plein régime.

Le tourisme en tant que phénomène culturel et social devient de plus en plus un objet d’analyse artistique et muséographique. Corinne Vionnet explore le tourisme sous l’angle de l’image et de la mémoire collective à travers sa série Photo Opportunities. Elle superpose des centaines de photos de touristes prises au même endroit (comme la Tour Eiffel ou le Taj Mahal), révélant ainsi une standardisation de la vision touristique et une uniformisation des souvenirs. Son travail interroge la manière dont nous consommons les lieux à travers la photographie et la façon dont Internet et les médias façonnent notre perception des destinations.

J’étais là. Oui mais, que regardais-tu et comment le regardais-tu ? Fort probablement de manière similaire, en copié-collé de milliers d’autres personnes, d’autres publications. Il faut avoir vu La Joconde, il faut avoir fait la photo de la Tour Eiffel ou du Grand Canyon comme la masse nous indique qu’elle doit être faite. On pourrait presque penser que les smartphones qui ont largement remplacé les appareils photos guident les voyageurs à l’endroit précis où il faut se placer. Le cadrage lui-même est quasi imposé, de même que les couleurs ou filtres utilisés.

Corinne Vionnet interroge notre relation à nos écrans dans le cadre de voyages. Elle crée des images à partir de milliers d’images réalisées et postées sur les réseaux par d’autres dans le monde entier. Des empilements, des collages, des superpositions, des effets de transparences. Pour rappel, 95% des touristes du monde entier visitent 5% des lieux de la planète. La Tour de Pise a été l’une de ses premières créations s’interrogeant sur ce qui conditionnait les prises de vues standardisées de la tour penchée : la configuration des lieux et ses obligations de placement ou bien la mémoire collective née de l’accumulation d’images.

DE NOMBREUX ARTISTES S’EMPARENT DU TOURISME

D’autres artistes et institutions s’intéressent également au tourisme en tant que phénomène sociétal. Certaines expositions analysent l’impact du surtourisme, la marchandisation des paysages, ou encore la transformation des territoires sous l’effet du voyage et de l’urbanisme touristique. On voit aussi des musées proposer des réflexions sur l’histoire du tourisme, la nostalgie des vacances ou encore le rôle de l’image dans la mise en scène des destinations.

Martin Parr, photographe britannique, a documenté le tourisme de masse avec un regard à la fois critique et humoristique. Ses séries (Small World, The Last Resort) montrent des touristes absorbés par leurs propres activités, souvent dans des postures absurdes ou stéréotypées, illustrant la consommation des lieux touristiques.

Thomas Struth pour sa part a réalisé une série de photographies (Museum Photographs) qui capture les visiteurs de musées observant des œuvres d’art. Il met en avant la mise en scène du regard touristique et le rapport entre l’œuvre et son public. Le cas de Juno Calypso est intéressant par l’égotisation de sa production photographique notamment dans sa série The Honeymoon, prise dans des chambres d’hôtel kitsch, interrogeant l’imaginaire des voyages de noces et le rôle des stéréotypes dans l’expérience touristique.

Le fait que le tourisme devienne un sujet artistique révèle beaucoup sur son rôle dans la société contemporaine. Cela montre qu’il n’est plus seulement un loisir ou une industrie, mais un phénomène culturel, social et politique majeur, digne d’être interrogé artistiquement. Voire intégré au musée comme objet de visite. Et quand un sujet entre dans un musée, c’est généralement qu’une histoire ancienne le concerne.

LA CHINE DES TANG PRENAIT SOIN DE SES VOYAGEURS

Parmi les expositions historiques que j’ai citées en début d’article, La Chine des Tang au musée Guimet m’a ébloui par la dimension moderne de cette société. L’exposition racontait 300 ans de rayonnement des arts et des lettres, l’épanouissement d’une population cosmopolite et l’essor d’une administration centralisée, tout cela, un siècle et demi avant le sacre de Charlemagne (800). Les souverains Tang ont installé la paix intérieure, réorganisé l’État et contribué à faire de leur vaste territoire une terre de prospérité économique et culturelle. Alors que la production agricole et artisanale s’y développe, sur le plan des arts, la peinture, la sculpture, la musique et la danse n’auront jamais été aussi florissants. Multiculturelle et ouverte sur le monde, la période Tang a vu l’essor des Routes de la soie. Cité cosmopolite de plus d’un million d’habitants qui inspirera artistes et artisans, Chang’an est le symbole de ce moment faste de la civilisation chinoise. L’importance accordée à l’accueil et aux services aux voyageurs est tout fait stupéfiante pour l’époque.

Et voilà près de deux ans cents avant nous au Japon, exactement en 1833, l’artiste Andō Hiroshige, fait de l’estampe de paysage un thème incontournable. Son premier tirage des « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō » traite le paysage, son charme et son ambiance comme des sujets légitimes, ce qui constitue une nouveauté dans le Japon de l’époque. Mieux que cela, les conditions de ce périple imaginaire a fait naître l’envie de le découvrir à des milliers de voyageurs. La force de l’image ! Que dire aujourd’hui quand à Fuji-Kawaguchiko, toujours au Japon, la mairie a récemment décidé de tendre un immense drap noir sur un trottoir afin de réduire l’afflux de visiteurs étrangers prenant des selfies depuis ce spot avec le mont Fuji en arrière-plan.

UN SUJET D’ETUDES APPROFONDIES

Avant, quant on étudiait le tourisme, on s’intéressait historiquement à l’offre, à la demande, aux flux, aux impacts économiques, à l’inventaire patrimonial. Rarement aux impacts sociaux et environnementaux. Le tourisme est désormais une expérience standardisée et mondialisée. Beaucoup d’artistes, comme Corinne Vionnet ou Martin Parr, mettent en évidence l’uniformisation de l’expérience touristique. Ils montrent comment les mêmes lieux sont photographiés de façon répétitive, comment les attractions touristiques sont mises en scène et comment les voyageurs adoptent des comportements codifiés. Cela reflète la mondialisation et la consommation des paysages comme des produits culturels.

Le tourisme demeure un miroir de la société de consommation. Il a toujours vendu du rêve et des images idéalisées (l’exemple historique japonais le prouve : les 53 étapes n’ont jamais existé mais des voyageurs sont partis à leur découverte après avoir vu les estampes). Les œuvres qui critiquent les clichés touristiques, comme celles de Juno Calypso ou d’Andreas Gursky, révèlent comment les lieux et les individus sont transformés en marchandises.

Avec le surtourisme et ses conséquences écologiques et sociales (dégradation des sites, gentrification, précarisation des habitants locaux), le tourisme est devenu un sujet politique. Certains artistes utilisent leur travail pour documenter ces effets, interroger la notion d’authenticité et questionner le droit au voyage dans un monde en crise climatique.

Des œuvres comme celles de Thomas Struth (musées) ou Mark Power (imaginaires touristiques) montrent comment le tourisme façonne notre mémoire collective. Il ne s’agit plus seulement d’un déplacement physique, mais d’une construction culturelle où certaines images deviennent plus réelles que les lieux eux-mêmes.

Pourvu qu’entrant dans les musées, le tourisme puisse résister à sa propre muséification.

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François Perroy est aujourd’hui cofondateur d'Agitateurs de Destinations Numériques et directeur de l’agence Emotio Tourisme, spécialisée en marketing et en éditorial touristiques. Il a créé et animé de 1999 à 2005 l’agence un Air de Vacances.  Précédemment, il a occupé des fonctions de directeur marketing au sein de l’agence Haute Saison (DDB) et de journaliste en presse professionnelle du tourisme à L’Officiel des Terrains de Camping et pour l'Echo Touristique. Il [...]
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