L’IA, terre promise ou nouvelle peur de l’An Mil ?

Publié le 26 février 2024
8 min

Dans les travees du waicf

Il y a quelques jours, je me promenais dans les travées fort encombrées du WAICF à Cannes, festival de l’intelligence artificielle accueilli dans l’enceinte du fameux Palais des Festivals. Les « festivaliers » se prenaient en photo sur les marches couvertes de rouge, on entendait parler français, italien ou anglais sur les toutes les marches. Je n’ai jamais eu l’occasion de franchir les portes du CES de Las Vegas. Mais j’imagine aisément l’impression que tout visiteur peut y ressentir. Une effervescence et un bouillonnement. Des entreprises venues de toutes les régions du monde, des conférences sur des sujets aussi variés qu’aux intitulés parfois étonnants. Certains visiteurs passionnés et parfois passionnants, d’autres semblant l’être moins mais prêts à s’immortaliser en selfie devant un ministre fraichement nommé. Je me disais que ce salon ressemblait finalement à ceux consacrés à l’innovation il y a dix ans, à l’internet il y a vingt ans. Tout y est et y était présenté comme révolutionnaire. On a vu des révolutions promises s’essouffler rapidement et finir dans les oubliettes de l’Histoire. Je ne suis pas un historien des sciences, ni un programmateur invétéré. J’ai pour habitude d’être prudent avec les technologies, gardant confiance en la finalité humaine de toute chose. Pour autant, l’IA pose des questions fondamentales à notre société. Le secteur du tourisme en est un avatar, sans mauvais jeu de mot. Pas plus que d’autres secteurs, tant les développements semblent presque sans limites. En considérant la morale et l’éthique comme un préalable, bien entendu. Je vous propose une lecture personnelle et quelques questionnements auxquels je n’ai pas trouvé forcément encore toutes les réponses. Mais j’y travaille, comme beaucoup d’entre vous, notamment dans le cadre de nombreux échanges ou de conférences que je donne sur le sujet depuis quelques temps. 

Le WAICF de Cannes

Une révolution, une grande lumière mise au service d’une grande justice…

Ne doutons pas un seul instant que l’intelligence artificielle transforme une partie de notre écosystème. Mais je crois qu’il faut toujours garder raison au moment d’écrire le mot « révolution ». Je l’ai entendu à de nombreuses reprises dans les travées du salon cannois. Révolution, révolution, révolution ! Se balader entre des robots et des lunettes de réalité augmentée, révolutionnaire ? Créer une destination virtuelle sur le métavers, révolutionnaire ? Créer comme Amazon One Enterprise une technologie de reconnaissance palmaire (par la paume de la main d’une précision de 99,9999%.) avec l’intelligence artificielle avancée pour accéder à des lieux physiques accueillant un public nombreux, des hôtels, des aéroports, des résidences, des stades ou des musées, révolutionnaire ? Je me souviens de Victor Hugo. « Aujourd’hui, je refais ainsi la définition de la Révolution : une grande lumière mise au service d’une grande justice. » Il ne faut pas perdre de vue que la technologie doit être au service de l’humain, et non l’inverse. Que la révolution, supposée ou réelle doit permettre un progrès humain. Que voulons-nous collectivement, qu’attendons-nous comme société de l’IA ? 

J’ai lu récemment deux opinions totalement divergentes.  Eric Schmidt, ancien PDG de Google, affirmait à la fin de l’année dernière que « l’IA pourrait devenir suffisamment puissante pour nuire à l’humanité d’ici cinq à dix ans seulement », la comparant aux bombes atomiques lancées sur le Japon en 1945. Il plaidait pour la mise en place de mesures de sécurité nouvelles et fortes pour maitriser la technologie et l’empêcher de causer d’importants dégâts, sans doute mortifères. Pour Yann LeCun, l’un des pères de l’IA contemporaine et du deep learning, ancien patron de l’IA chez Facebook, « l’intelligence artificielle peut conduire l’humanité vers un nouveau siècle des Lumières », favorisant de nouveaux modèles de langage, de contenus, de diagnostics prédictifs, etc. Je dois avouer que ces deux visions, obscurantiste et progressiste, me rappellent forcément et furieusement la vieille querelle qui opposa les Anciens et les Modernes. Se méfier des débats binaires, simplistes, notre époque possède la gourmandise conflictuelle pour qui débattre et argumenter devient parfois facultatif. Notre siècle a la « pétiotionnite » aigue, progresser et régresser viendraient parfois à se confondre. Dans le fond, l’IA est d’abord et avant tout une question philosophique. En quoi l’IA rendrait-elle meilleur notre monde ? 

La reconnaissance palmaire développée par Amazon

Un algorithme va-t-il nous faire la morale ?  

Un passionnant numéro de Philosophie magazine publié l’été dernier titrait « L’IA : le mythe du 21ème siècle » et posait quelques questions fondamentales. Dont celle, à mes yeux essentielle : un algorithme va-t-il nous faire la morale ?  C’est ce que je crains et ressens ces derniers mois. Quand je rencontre tous ces entrepreneurs qui veulent entreprendre dans le sillage de ChatGPT.

Hors-série de Philosophie magazine consacré à l’IA

ChapGPT par-ci, ChapGPT par-là. La course à l’investissement est lancée. On peut lire qu’OpenAI a l’intention de lever 7.000 milliards de dollars pour restructurer l’industrie des semi-conducteurs. Est-ce bien raisonnable de consacrer le double du PIB français à cette fin ? Une nouvelle géopolitique s’écrit, la stratégie industrielle du 21ème siècle se bâtit. Mais qu’est-ce au fond que cette intelligence artificielle (IA) ? Un simple processus d’imitation de l’intelligence humaine qui repose sur la création et l’application d’algorithmes exécutés dans un environnement informatique dynamique. Ou bien davantage que ne l’a définie le Parlement européen, « une reproduction de comportements liés aux humains, le raisonnement, la planification et la créativité » ? Tous les jours, des images, des films, des sons nous sont proposés. Le secteur du tourisme n’en est pas exclu, bien entendu. La mention « Image générée par l’IA, sublimée par l’Homme » sur la campagne « Reconnecter à la nature » de l’office de tourisme Chamonix pour la saison 2023-2024 a fait la une des gazettes il y a quelques semaines. On peut se questionner sur cette polémique, comme on peut se demander l’utilité des chatbots et des assistants vocaux qui fleurissent un peu partout. De nombreuses études sont proposées, souvent intéressantes, pour faire émerger une typologie des usages de l’IA dans le tourisme : l’IA pour converser, l’IA pour calculer et prédire, l’IA pour inspirer. De nombreux articles sur ce blog vous propose des tests et des outils. Tant mieux.

Image générée par l’IA, sublimée par l’homme…

L’IA doit nous être utile, collectivement

Je crois cependant que notre relation à l’IA mérite d’être posée. Le tourisme est un nain dans le concert actuel. Quelles seraient les priorités de notre secteur dans cette déferlante technologisante, au verbe scientifique parfois incompréhensible ?  J’ai une conviction : l’IA doit nous être utile, collectivement.  Il y a un siècle, ce sont les grandes avancées sociales qui ont permis l’éclosion du tourisme de masse. Cette masse, d’abord considérée comme une chance, parce que laissant supposer qu’elle parlait du plus grand nombre, est devenue dans de nombreux articles et propos vulgaire. Car populaire et gênante.

L’IA doit être un moyen, et non une finalité, pour s’adresser de nouveau à ce peuple du tourisme, à ce peuple des temps libres . Ces derniers seront d’autant plus nombreux que les tâches mécaniques et sans intérêt de nombreux métiers pourraient être remplacées par la machine. Plutôt que pleurer cette transformation sociétale (on verra dans quelques décennies si c’est bien d’une révolution dont il s’agit), il faut l’accepter et utiliser l’IA pour l’anticiper, la préparer et trouver des solutions pérennes aux enjeux qui se posent à nous. Cette IA doit nous servir à imaginer les destinations touristiques et aux espaces de loisirs des prochaines décennies, en quantifiant et en qualifiant précisément le fait touristique dans nos territoires. Nous n’avons pas d’outil fiable à ce jour pour le faire. La maitrise et l’interprétation des données (flux, trafics, dépenses, émissions CO2, etc.), voilà un enjeu crucial, à la fois en matière d’aide à la décision publique, mais aussi d’investissements et d’offre de demain. L’IA doit également être utilisée pour anticiper les évolutions des ressources naturelles à l’échelle des destinations dans un contexte global de profonde mutation sociétale et d’adaptation nécessaire aux évolutions climatiques. L’eau, bien entendu, l’énergie, les déchets mais aussi les productions agricoles dans une logique de circuits courts, etc. Et tant d’autres sujets. Bref, l’IA doit être considérée comme un nouveau « Front Populaire », c’est à dire un projet politique de progrès ! Qui nous permettrait de retrouver un nouveau sens du commun.

L’IA pour retrouver le sens du commun !

L’IA COMME outil de progrès, non de soumission

Pour que l’IA soit effectivement un outil de progrès et non d’aliénation ou de soumission, je crois qu’il faut impérativement lancer un grand programme d’acculturation sur l’IA. Acculturer, c’est transmettre une culture. Acculturer, c’est refuser de développer une grande crainte collective, irrationnelle, c’est sortir d’une nouvelle « peur de l’An Mil ». Acculturer, c’est former les élus (oui, même eux en ont besoin !), les dirigeants d’entreprises, les chefs de service de collectivités, les salariés mais aussi les citoyens. Acculturer, c’est s’adresser aux plus jeunes, aux enfants. C’est parler des dangers mais surtout des opportunités, des enjeux collectifs.

Acculturer, c’est être transparent et expliquer, c’est démontrer l’enjeu de la collecte et de l’utilisation responsable des données. C’est aussi et surtout accompagner l’apprentissage continu et l’adaptation des organisations, l’engagement avec les parties prenantes. Je crois que la volonté politique doit être manifeste, en France et en Europe, face aux défis venant des USA ou de Chine. Elle doit être certes encadrée par une règlementation et des normes éthiques. C’est un enjeu majeur pour nous, Français et Européens. Mais surtout elle doit faire l’objet d’expérimentation. Le secteur du tourisme pourrait en être un parfait laboratoire, au regard notamment des flux et de la dimension culturelle de nos échanges. En imaginant des programmes sur le sujet du type Erasmus, mais un Erasmus ouvert à toutes les générations. Ce serait l’IA au service d’une hyper-personnalisation, la personnalisation citoyenne ! Je crois que ce serait la première étape vers la révolution, cette grande lumière mise au service d’une grande justice ! Reste à convaincre le savant et le philosophe, l’élu et le citoyen…

La peur de l’An Mil
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Brice Duthion est président - fondateur de la société "Les nouveaux voyages extraordinaires", agence spécialisée en conseil, conférences et communication. Il intervient auprès de nombreux acteurs publics et privés dans ses domaines d'expertise : le tourisme, la culture et le développement territorial. Acteur engagé et passionné, membre du comité d'experts tourisme et développement territorial du CNFPT et de l'INSET de Dunkerque, il fait partie de l'équipe des blogueurs du site [...]
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