NOS VACANCES SOUS POMPIDOU

Publié le 17 mai 2024
11 min
Chronique historique, touristique et interactive

Le 2 avril 1974 mourrait Georges Pompidou, 2ème Président de la 5ème République. A travers la commémoration de ce cinquantième anniversaire, c’est le fantasme d’une « parenthèse enchantée » (1) qui est en fait célébré. Pour Eric Fottorino, « Pompidou fut le héraut, après de Gaulle, de ces Trente Glorieuses dont bien des français cultivent aujourd’hui la nostalgie. » (2)

Et si nous faisions un petit bond en arrière pour passer nos vacances au tout début des années 70, histoire de vérifier si c’était vraiment mieux avant ?

L’apogée des Trente Glorieuses

La fin, tragique, du mandat de Pompidou sonne l’épilogue des « Trente Glorieuses ». Cette expression émane de l’économiste français Jean Fourastié (3) dénommant ainsi cette longue période de croissance économique s’étendant de la fin de la Seconde Guerre Mondiale au premier choc pétrolier (1973), marquée par une phase de prospérité sans précédent symbolisée par le plein-emploi, l’augmentation du niveau de vie et le progrès, durant laquelle la civilisation des loisirs s’est instaurée, imposée.

La société française s’est radicalement transformée. Naît alors « La société de consommation » titre éponyme du célèbre essai du sociologue Jean Baudrillard en 1970 (4). Il y développe notamment une passionnante rhétorique intitulée « Le drame des loisirs ou l’impossibilité de perdre son temps. » Le temps en tant que tel, temps de travail ou temps de loisir, ne serait ni plus ni moins qu’un bien de consommation. Mais selon lui le loisir ne saurait se résumer au simple temps nécessaire à la reconstitution du temps de travail : « L’aliénation du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à L’IMPOSSIBILITE MÊME DE PERDRE SON TEMPS. (5) » Car estime Baudrillard, la seule acception possible dans un système de production est qu’on ne peut que gagner son temps, pas le perdre : « Cette fatalité pèse sur le loisir comme sur le travail. » Et d’en conclure : « Le temps libre des vacances reste la propriété privée des vacanciers, un objet, un bien gagné par lui à la sueur de l’année, possédé par lui, dont il jouit comme de ses autres objets – et dont il ne saurait se dessaisir pour le donner, le sacrifier (comme on le fait de l’objet dans le cadeau), pour le rendre à une disponibilité totale, à l’absence de temps que serait la véritable liberté. Il est rivé à ‘son’ temps comme Prométhée à son rocher, rivé au mythe prométhéen du temps comme force productive. »

Jean Baudrillard invité d’Apostrophes 

Le temps des vacances comme fait politique, Baudrillard n’est pas le seul à l’argumenter. En 1957 dans ses « Mythologies » (6), Roland Barthes estime que « Les vacances sont un fait social récent, dont il serait d’ailleurs intéressant de suivre le développement mythologique. D’abord fait scolaire, elles sont devenues, depuis les congés payés, un fait prolétarien, du moins laborieux. »

Roland Barthes à propos de « Mythologies » | INA

Mais de cela, et d’autant plus depuis 1969, le vacancier se fout. Et pour cause, il bénéficie désormais d’une 4ème semaine de congés payés. On le sait peu, mais c’est la Régie Renault qui est à l’origine de cette avancée sociale comme ce fut le cas en 1956 avec l’instauration de la 3ème semaine de congés payés, poussant chaque fois le gouvernement à légiférer.

« Quand on partait de bon matin, quand on partait sur les chemins… »

Dans les années 70, une page se tourne avec la généralisation des autoroutes et le développement de l’avion. Car au rayon des avantages notables offerts par l’apogée des Trente Glorieuses figure la faculté de se déplacer désormais plus facilement. Toutes les formes de transport, qu’il soit aérien, ferroviaire ou routier, ont bénéficié de cet âge d’or de la politique industrielle française.

Symbole du rayonnement mondial de la France, le Concorde. Son premier vol d’essai est effectué le 2 mars 1969 et son premier vol commercial a lieu le 21 janvier 1976.

Naturellement cet avion n’a rien de démocratique ; son billet coûte l’équivalent de 8000 € pour un aller-retour Paris-New-York. Mieux vaut compter sur l’invention en 1970 du long courrier aérien « Jumbo Jet », en l’occurrence le Boeing 747, et sa mise en service sur des lignes régulière pour permettre l’essor des vols charters :

C’est précisément au tout début de cette décennie, sous l’impulsion de Jacques Maillot, que Nouvelles Frontières naît d’une idée simple mais qui fera date : rendre le voyage accessible au plus grand nombre. Ses vols charters participent à sa démocratisation pour de nombreux français, principalement vers la Corse et les destinations ultramarines dans un premier temps. L’ancien militaire et résistant Philippe Polderman crée quant à lui FRAM qui dépasse le cap des 40 000 clients en 1970. C’est aussi le début de la formule dite du « Tout Compris ».  

L’idée de créer un train à grande vitesse pour relier les principales villes françaises émerge au cours des années 1960, alors que le Japon inaugure en 1964 le premier train à grande vitesse, le Shinkansen. Le 1er août 1966, la SNCF lance, avec l’étude « possibilités ferroviaires à très grande vitesse sur infrastructures nouvelles », le projet nommé « C03 ». La création du TGV est en route : https://www.youtube.com/watch?v=2E7MsJ7Zy3k

Mais au-delà de cette prouesse technologique, dans ces années-là le train se veut encore un levier de l’équilibre territorial et de l’équité d’usage. A l’instar du Cévenol qui assure la liaison Marseille-Paris par le Massif central. Tout comme le Capitole ou l’Aubrac, ce train fait la fierté de la SNCF, désenclave les espaces ruraux et assure la liberté de mouvement des voyageurs. Autre temps, autres mœurs…

La voiture reine

            Ne nous illusionnons pas. En matière de mobilité, la reine c’est la bagnole ! Exit la 4 CV, advient le règne de la première vraie berline familiale ; entre 1960 et 1970, il se vend près de 2 millions d’exemplaires de la R 16 : R16 Renault : naissance d’une voiture | INA

Mais la décennie 70, ce sont avant tout les années DS. A propos de la DS 19, dans un chapitre de ses « Mythologies » intitulé « La nouvelle Citroën » le sémiologue Roland Barthes se lance dans une audacieuse comparaison : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques ; je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » (6) Bref la voiture est partout, sur nos routes, dans notre imaginaire collectif et même au cinéma :

Louis de Funès sera un bel ambassadeur de la DS au cinéma . De là à dire qu’il a inventé le concept de placement d’image… Vidéo | Facebook

            « Ils se sont trouvés au bord du chemin, sur l’autoroute des vacances, c’était sans doute un jour de chance… »

Pour Georges Pompidou inaugurant l’A6 (reliant Lille à Marseille) le 29 octobre 1970 : « La route et la voiture individuelle permettent de retrouver ce facteur de libération qui répond profondément à l’individualisme français. »

INA georges pompidou carjac – Résultats dans – Recherche de vidéos (yahoo.com)

L’été, cette affirmation prend tout son sens. La France s’arrête massivement de travailler au mois d’août, la grande majorité des entreprises fermant leurs portes. Démarrent alors les grandes transhumances, direction le sud : Départs et retours de vacances – YouTube

La chanson qui symbolise la RN7 

La Nationale 7 est l’héritière de la Route royale n°7 créée en 1824 sur le tracé d’anciennes routes romaines ; elle relie Paris à Menton en 996 kilomètres. La RN 7 est encore à cette époque le passage obligé, l’espace tout à la fois de convergences (vers un cap, une péninsule, celui sublimé pendant onze mois) et de divergences (en l’occurrence causées par la cohabitation familiale forcée dans l’habitacle tout le temps que dure le trajet). On doit à cette route l’apprentissage par plusieurs générations du nom du département correspond à son chiffre grâce au rituel jeu des immatriculations. Mais au-delà de la gaité du départ en vacances, le drame couve parfois sur le bitume : 1968 : 1 semaine sur la Nationale 7 | Archive INA – YouTube

Cependant, dès le début des années 70, le tracé des autoroutes du sud éloigne peu à peu les véhicules des villages traversés par la RN7. Moins de 100 kilomètres en 1958 pour 2804 en 1975.

Aux spécialités régionales qui garnissent les paniers à pique-nique des vacanciers et assurent la prospérité de leurs producteurs (dédicace spéciale au Nougat de Montélimar) se substitueront bientôt les restaurants d’autoroute. Le pionnier de cette restauration rapide, chantre  de la malbouffe aux yeux de certains, est Jacques Borel : Loopsider | Jacques Borel, l’homme qui a révolutionné notre façon de manger. Il inspirera en 1976 le personnage de Tricatel (interprété par Julien Guiomar) dans « L’Aile ou la Cuisse » de Claude Zidi :

Songe-t-on alors à la prémonition de Paul Virilio à propos de la tyrannie de la vitesse ? « Vouloir gagner du temps, c’est perdre le monde » Louis Poirier, plus connu sous son pseudonyme Julien Gracq, prend résolument le contrepied de cette folle sarabande comme il en témoigne dans l’un de ses cahiers en 1974 : « Le vide soudain des petites routes, dès qu’on a déboîté des chaussées à grande circulation, me surprend toujours et m’enchante : rien de plus aisé, on dirait, au moins pour quelques années encore, que de donner le change au troupeau. Le Massif central est vide partout où j’ai le désir de le voir. » (7)

            « C’est une maison bleue accrochée à ma mémoire… » Maxime Le Forestier – San Francisco (1974) (youtube.com)

Une fois arrivés, ou logeons-nous ?

Sur la plage (loin d’être) abandonnée… Le littoral, principalement méditerranéen, séduit de plus en plus de vacanciers ; c’est l’émergence de la règle des « 4 S » : Sea, Sun, Sand ans Sex. Face à cet afflux humain non maîtrisé et ses nuisances inévitables, l’Etat décide alors d’aménager de nouveaux hébergements touristiques. L’objectif est double, désengorger la Côte d’Azur et retenir les français de plus en plus attirés par l’étranger, notamment les plages espagnoles. Le littoral languedocien est la cible choisie et le rôle en est confié à la Mission Racine pilotée dès 1963 par la DATAR (Délégation Interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale). Au total, ce ne seront pas moins de sept stations balnéaires qui sortiront de terre à l’image de Port Leucate, Saint-Cyprien ou de la plus symbolique d’entre elles, La Grande-Motte. Celle-ci devient la capitale du tourisme estival de masse à partir de 1970. Sortes de pyramides futuristes, ses premiers immeubles émergent de terre en 1963 selon une architecture en escalier permettant à chaque logement de posséder sa propre terrasse. C’est à Jean Balladur (cousin issu de germain d’un ancien Premier ministre) qu’on les doit. Leur petite surface (studios) permet de rendre leur location accessible aux familles modestes : La Grande Motte | INA

Mais force est de constater que le camping constitue le nouvel eldorado du tourisme français. La période des Trente Glorieuses est en effet la période au cours de laquelle la pratique du camping connaît un grand essor. 6 millions de campeurs dans les années 70 dont 4 privilégiant les bords de mer, de lac ou de rivière (mais seulement 1,5 millions d’emplacements disponibles) :

C’est également dans le même temps que l’on assiste à l’essor des gîtes ruraux. N’oublions toutefois pas le socle de l’hébergement touristique, à savoir l’hôtellerie :

Les vacances, c’est avant tout le moment privilégié de l’enfance et de l’adolescence. Celui de la confusion des sentiments aussi :

A nous les petites anglaises :

Avant le temps honni de la rentrée des classes :

Diabolo menthe :

La plage, pour les minots de cette génération, c’est surtout le Club Mickey :

 C’est également le temps béni des colonies de vacances :

Chaque été, près de 4 millions d’enfants partent en « colo ». C’est le temps des vacances collectives et de la mixité sociale où les enfants de familles modestes peuvent accéder aux plages, à la montagne et à la campagne. Quiconque a pu s’aventurer au sein de ces temples laïcs garde le souvenir indélébile de goûters constitué de pain et d’une barre de chocolat, de couvertures qui grattent, de siestes obligatoires et de veillées interminables… et des premiers flirts inoubliables.

Avec les Trente Glorieuses, on assiste également à la massification des résidences secondaires, dont l’acquisition symbolise à elle seule une certaine forme de réussite sociale. Drôle de paradoxe. D’un côté les ruraux forcés de quitter la terre de leurs ancêtres pour gagner leur pain à la grande ville (Jean Ferrat – La Montagne (1967) (youtube.com), de l’autre des citadins avides de ressourcement. La maison de campagne où s’ennuient souvent les enfants et s’engueulent parfois les amis :

Enfin, difficile de prétendre dépeindre cette époque sans évoquer une aventure à nulle autre pareille. C’est à Philippe Gloaguen que l’on doit la création du Guide du Routard. A son retour en 1972 d’un long périple l’ayant notamment mené sur les chemins de Katmandou, il en rédige le 1er manuscrit (comportant pas moins de 22 pays). Il est refusé par près d’une vingtaine de maisons d’édition !  Un petit éditeur prendra le risque d’investir dans un guide de voyage à destination de jeunes fauchés ; il meurt hélas peu de temps après, écrasé par un bus. Etrange similitude avec la fin tragique de Roland Barthes. C’est Hachette qui reprendra le flambeau en 1975 avec le succès que l’on sait.

Les vacances présidentielles

Et le président lui, où les passe-t-il ses vacances ?

Si c’est le général de Gaulle qui désigne le fort de Brégançon comme résidence présidentielle en 1968 (il n’y passera qu’une nuit en raison d’un lit trop petit et d’une attaque de moustiques), c’est bien Georges Pompidou qui l’investira chaque mois d’août à partir de l’été 1969. Il aimera y recevoir des artistes. On le disait pourtant adepte de Saint-Tropez et de ses soirées mondaines. Ce site varois fortifié du Moyen-Âge et ancienne forteresse militaire offrira au Président et à sa famille le repos dont il aura de plus en plus besoin. Les virées en hors-bord à Porquerolles se feront de plus en plus rare. Avec la ritualisation des vacances estivales présidentielles au fort de Brégançon débutera un autre protocole, celui de l’incrustation de paparazzis sur le plage voisine. Pompidou ne leur fera pas le même cadeau que Jacques Chirac en 2001 : 

Claude, son épouse adapte le fort à ses goûts et y fait livrer du mobilier dessiné par le designer Pierre Paulin. Il n’y a pas de piscine sur place et il faudra attendre 2018 pour en voir une installé par Emmanuel Macron.

Deux autres lieux auront les faveurs du couple Pompidou. Le manoir de Kernaeret où ils séjourneront les mois de juillet de 1965 à 1973. Et naturellement leur propriété de Carjac, dans le Lot, dont il fut conseiller municipal :

            En résumé…

            Si l’on devait résumer cette époque en une réalisation ?

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Vincent Garnier est actuellement Directeur général de Clermont Auvergne Tourisme après une expérience de près de trente ans dans le domaine du tourisme institutionnel. Passionné de littérature et de voyage, il est notamment le fondateur des « Cafés littéraires de Montélimar » ; il a également assuré pendant de nombreuses années l’animation de rencontres littéraires : Les Correspondances de Manosque, le Festival de la biographie de Nîmes…
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