Le débat entre l’ingénieur et le bricoleur n’est pas nouveau. Mais à l’aune de l’intégration de l’IA dans les processus informationnels et pour partie décisionnels, ainsi que des formations des agents de « la territoriale », en prise avec des besoins de méthodologies, de grilles, de matrices, je vous propose de vous interroger sur le sujet du bricolage dans les approches de marketing territorial touristique. J’ai eu récemment l’occasion de visiter avec mes amis Laurence Giuliani et Denis Genevois, dans le cadre d’une intervention captivante que nous conduisons au Québec pour le site de Val-Jalbert avec nos amis des Francophonies de l’Innovation Touristique l’excellent musée de la communauté autochtone ilnu de Mashteuiatsh https://museeilnu.ca/. L’image qui ouvre cet article est une création de l’artiste Eruoma Awashish et son nom est Masko, ki mocomno, l’ours, notre grand-père (il représente la médecine, la force et le courage : « c’est lui qui nous a offert la médecine. Sa graisse est précieuse puisqu’elle nous a permis de nous soigner et de nous nourrir. Les plantes dans son corps représentent la puissance de la médecine et sa bienveillance à notre égard »).
On découvre dans ce site toute la finesse de la culture de cette communauté installée à l’origine dans ces forêts, son adaptation à un monde contraint, son sens de l’équilibre et du respect de la terre, sa vision démocratique, ses compétences en réalisation d’équipements indispensables. J’ai lu en suivant Le Peuple Rieur de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, puis j’ai relu La Pensée Sauvage de Claude Lévi-Strauss. Puis j’ai récemment attaqué le passionnant pavé De la pierre à l’âme, de Jean Malaurie fondateur de la collection Terre Humaine chez Plon. Dans ces ouvrages, avec des nuances de spécialistes, est saluée l’ingéniosité du « bricolage » ou à l’inverse l’immense capacité à penser et à concevoir avec les matériaux disponibles des solutions efficaces et pérennes. Ces ouvrages ne sont pas et de loin seulement axés sur ce sujet né principalement chez Lévi-Strauss, mais ils résonnent entre eux et m’évoquent le sujet que je vous expose, bien observé ces derniers temps au sein des Offices de Tourisme et peut-être plus encore dans les Communautés de communes ou d’agglomérations.
UN MOT ET TOUT CHANGE
La récente lecture du témoignage captivant de Doriand, parolier des plus grands noms de la pop française (Doriand, Un homme de paroles, Editions Léo Scheer), dont le sujet est bien éloigné de celui que j’évolque, souligne l’importance du facteur humain guidé par les sentiments, l’expérience, l’envie et non par la méthode. A propos d’une écriture pour Michel Polnareff, voici ce qu’il écrit : « Parfois, un mot suffit à débloquer un texte. Dans sa chanson Tous les bateaux, tous les oiseaux, le texte (initial) de Jean-Loup Dabadie disait au départ « Je te donnerai les bateaux, les oiseaux, les soleils », mais Michel trouvait que ça ne fonctionnait pas. Il a ajouté tous devant chaque mot et c’est devenu fluide ». Voilà un exemple concret du travail personnalisé, artisanal, de l’œuvre de l’artiste. Un programme ne trouve pas l’expression d’une telle subtilité et pourtant de plus en plus on me questionne sur des outils de production, des matrices, des formulaires. Mais autorisez-vous à penser par vous-même, c’est en vous et dans l’intelligence créative que sont les meilleurs ressorts à votre problématique, pas dans des formulaires !
Dans son ouvrage La Pensée Sauvage, Claude Lévi-Strauss distinguait « le savant et le bricoleur par les fonctions inverses que, dans l’ordre instrumental et final, ils assignent à l’événement à la structure, l’un faisant des événements au moyen de structures, l’autre des structures au moyen d’événements ». N’écartez pas le travail complexe et la diversité des talents et des techniques éprouvés, que l’on peut estimer parmi les plus élémentaires, pour trouver La Solution. « Le hasard existe sans doute, mais ne donne lui-même aucun résultat ». La Pensée Sauvage étudie donc le bricolage (on ne fait pas référence ici à Leroy-Merlin) en tant que science première, reposant sur des démarches empiriques et faisant avec les moyens du bord, à l’inverse des sciences et techniques représentant la pensée ingénieuse, théorique, spéculative, expérimentale, subordonnée à un rendement, à une productivité. Si vous souhaitez aller plus loin, ce sujet avait été abordé au bac en 2023 et Philosophie Magazine en a fait une analyse. Et Jean Malaurie dans De la pierre à l’âme, de nous donner le cap magnifiquement : « tout ce que j’ai fait d’important dans ma vie, ce n’est pas par ma « science », mais par ma prescience », excellente formule pour ce scientifique géomorphologue de formation mais révélateur d’une incomparable expérience initiatique avec les gens et les moyens du grand Nord.
LES MOYENS DU BORD
Or dans le tourisme institutionnel français, cas atypique de moyens publics dirigeant le développement touristique vs l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni et bien d’autres… la dimension humaine prime. La collaboration entre élus, institutions et professionnels, maintenant habitants, est la règle. Or on ne voit pas toujours la nécessité de recourir à des méthodes d’ingénieurs mais plutôt celui de faire avec un espace territorial connu, des moyens clos et de plus en plus réduits. Entre les concepts et les matériaux disponibles, la demande publique revendique aujourd’hui des outils théoriques alors que l’application relève du réel possible.
Je pratique assez le terrain pour constater et souligner aujourd’hui ce décalage entre l’ambition et la réalité pratique. Pourtant, le journaliste Chris Aderson, dans son ouvrage Makers, La nouvelle révolution industrielle, remettait (2012) au centre du jeu l’observation qu’il faisait du bricolage digital, à l’origine de bien des découvertes des dernières décennies : mobilisation de concepteurs et de faiseurs, partages d’outils de design et de fabrication, tests et ajustements immédiats, réduisant ainsi l’opposition entre bricoleurs et ingénieurs. Mon conseil est désormais le suivant, planifiez moins, recherchez moins les solutions déjà écrites, prenez des risques mesurés en cherchant l’équilibre dans vos futures stratégies entre le sens du projet et les moyens investis. Laissez-vous emporter par vos capacités et celles de vos partenaires à inventer. La Solution, la vôtre, n’existe pas déjà ailleurs dans un outil formaté : il faut l’élaborer spécifiquement. Or vous n’avez pas les moyens du MIT ! Le repli budgétaire en cours et les nouvelles affectations des moyens publics à des sujets jugés plus prioritaires que le tourisme va nous obliger à accepter de redevenir des bricoleurs. Ce que les géniaux inventeurs du tourisme français, comme par exemple les frères Trigano, Jacques Maillot et ses associés, les premiers créateurs des campings qui font aujourd’hui le succès du tourisme réceptif français, étaient. Ayez confiance dans les capacités des bricoleurs.