Je me souviens avoir rencontré depuis tant d’années des innovateurs, des défricheurs, des pionniers, des avant-gardistes, des révolutionnaires, des gilets-jaunes.
Je me souviens avoir été souvent surpris, admiratif, ébahi, interpellé, interloqué et parfois effaré.
Je me souviens avoir ouvert mon dictionnaire, recherché des mots, vérifié des dates, comparé des inventaires ou appris des concepts.
Je me souviens m’être dit que l’innovation parait toujours nouvelle ou presque pour celui ou celle qui la porte, mais qu’est-elle finalement au regard de l’histoire sinon une péripétie ?
Je me souviens avoir éprouvé fascination et répulsion lors de nombreuses présentations, stimulation ou profond ennui en me posant la question « à quoi bon ? », du CES à l’ITB, de l’ouest des USA aux frontières orientales Allemagne.
Je me souviens m’être alors rappelé de mon histoire, celle de mon grand-père ayant vécu cinq ans en captivité en Silésie pendant la Deuxième guerre mondiale.
Je me souviens de mon grand-père me parlant les larmes aux yeux de la libération de son camp par les troupes russes et de son retour en France à pied ou à dos d’âne.
Je me souviens de mon grand-père qui me parlait des Allemands et puis des boches, des teutons, des chleuhs, des fritz, des frisés et des prussiens et de n’avoir compris qu’après l’âge de dix ans que tous ne faisaient qu’un.
Je me souviens des larmes, toujours, de mon grand-père le soir d’un fameux match à Séville le 8 juillet 1982 après avoir vécu en quelques minutes la satisfaction de la revanche puis l’humiliation d’une nouvelle défaite.
Je me souviens quelques mois après de François Mitterrand et Helmut Kohl main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont, près de Verdun, en 1984.
Je me souviens avoir appris l’allemand pour magnifier ce geste, même symbolique, pour bâtir même en chimère un pont entre nos deux pays que l’Histoire avait tant meurtris et opposés.
Je me souviens avoir voté « oui » au Traité de Maastricht en 1992 parce que l’Europe se construisait, parce que Berlin n’était plus séparée, parce qu’un vent de liberté soufflait sur le continent et que l’idée de la guerre y semblait incongrue, malgré la Yougoslavie.
Je me souviens avoir visité durant les années qui suivirent l’une après l’autre toutes les capitales des pays qui m’avaient semblé si lointaines auparavant : Budapest, Bucarest, Prague, Varsovie puis Sofia, et même Belgrade, Zagreb ou Ljubljana.
Je me souviens avoir pensé que l’Europe était une sacrée idée, voire une idée sacrée, une formidable ouverture et surtout un terrain de jeu absolu pour l’amoureux des voyages, des cultures et des peuples.
Je me souviens avoir relu plus d’une fois le discours prononcé par Winston Churchill, le 19 septembre 1946 à Zurich. « Si les pays européens parvenaient à s’unir, leurs 300 à 400 millions d’habitants connaîtraient, par le fruit d’un commun héritage, une prospérité, une gloire, un bonheur qu’aucune borne, qu’aucune frontière ne limiterait. Il nous faut ériger quelque chose comme les Etats-Unis d’Europe. Le premier pas à accomplir est la constitution d’un Conseil européen ».
Je me souviens de Victor Hugo en 1849 et avoir appris par coeur ces phrases. « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. »
Je me souviens du même Victor Hugo, prophétique, « un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. (…) Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France. »
Je me souviens que le temps passe, que les souvenirs se diluent, que la culture change.
Je me souviens avoir lu en décembre dernier que les Européens oublient la Shoah, les jeunes tout particulièrement.
Je me souviens qu’un tiers des ressortissants entre 18 et 34 ans de sept pays, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suède, la Pologne, la Hongrie, l’Autriche et la France, disent « ne pas connaître grand-chose », de la Shoah.
Je me souviens avoir pensé que les Millennials, la génération hyperconnectée mais avide d’authenticité, éthique mais consumériste, solidaire mais narcissique méritait un bon coup de pied où je pense puisque 21 % d’entre eux n’en savent que très peu ou pas du tout du génocide des juifs.
Je me souviens que les voyages forment la jeunesse mais que les voyages virtuels finissent par la déformer, au moins partiellement.
Je me souviens du jour ou le passeport ne fut plus nécessaire pour passer les contrôles aux frontières dans l’espace Schengen.
Je me souviens d’un sentiment de grande plénitude, alors.
Je me souviens de la pause récente de barbelés à côté des panneaux frontières, de la fin des illusions et de nos utopies vacillantes.
Je me souviens de l’hypermobilité européenne.
Je me souviens avoir lu cette semaine dans Télérama un article passionnant sur la question de la mobilité.
Je me souviens de la mobilité, ce symbole d’émancipation pendant les Trente Glorieuses une injonction qui aliène et entrave ceux qui la subissent.
Je me souviens des Gilets jaunes rappelant que nombre de Français ne peuvent survivre sans leur voiture.
Je me souviens les autoroutes, les TGV ou les avions que j’ai consommé goulument pour le travail et les loisirs.
Je me souviens que la Chine a interdit à 23 millions de « mauvais » citoyens de voyager en application de son système de « crédit social », 17,5 millions de citoyens « discrédités » d’acheter des billets d’avion et 5,5 millions d’acheter des billets de train.
Je me souviens de 1984 écrit par George Orwell et ne me rappelle pas y avoir lu que la promenade d’un chien sans laisse diminuait le « crédit social » de son propriétaire.
Je me souviens avoir pensé que le big data en la circonstance n’est pas une innovation qui libère, mais bien un outil stupide qui entrave, qui enferme, qui asservit, qui impose, qui sanctionne, qui emprisonne.
Je me souviens avoir pensé que ce « crédit social » était le contraire de la liberté, celle de se mouvoir, de voyager, de s’installer là où bon nous semble, d’aller là où le vent nous mène, qu’il était la négation de toute forme de souveraineté et de conscience individuelle.
Je me souviens m’être dit que l’Europe devait défendre ces dernières valeurs avec passion et acharnement, comme elle a défendu jadis la liberté des peuples opprimés, la disparition des frontières, le rapprochement de peuples que tout opposait ou presque.
Je me souviens avoir lu une tribune présidentielle il y a quelques jours. « Jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe n’a été aussi nécessaire. Et pourtant, jamais l’Europe n’a été autant en danger. »
Je me souviens m’être souvent trouvé en accord avec l’auteur dont je ne sais plus s’il était un rédacteur encore jupitérien ou seulement animateur régulier du grand débat national dans des communes qui fleurent bon la France éternelle comme Grand Bourgtheroulde dans l’Eure ou Etang-sur-Arroux sur les contreforts du Morvan, que l’Europe « est un succès historique : la réconciliation d’un continent dévasté, dans un projet inédit de paix, de prospérité et de liberté. Ne l’oublions jamais. Et ce projet continue à nous protéger aujourd’hui. »
Je me souviens avoir souvent rêvé en admirant le Ponte Vecchio florentin au soleil couchant depuis les collines de Fiesole ou la petite sirène de Conpenhague perdue dans le brouillard et sous les flocons d’un automne rugueux.
Je me souviens que mon grand-père aurait été fier finalement de sentir un nouveau souffle de paix, de vivre une nouvelle histoire dans notre civilisation dans un monde qui se transforme, d’imaginer les pays se rapprocher plutôt que se jeter dans les bras de populistes de tous poils.
Je me souviens avoir pensé que là réside assurément l’une de nos plus grandes innovations à venir : refuser la fatalité, le repli sur soi, le protectionnisme.
Je me souviens avoir pensé que l’innovation majeure qui nous attend n’est pas technologique, mais bien plus complexe et passionnante, parce qu’humaine, résolument humaine.
Je me souviens que cette innovation doit transcender les frontières, redonner le goût de l’altérité.
Je me souviens qu’il nous reste à réinventer les Humanités du 21èmesiècle.
Et à imaginer le voyage du 21èmesiècle. Le Grand Tour de demain.