Voyage immobile pour voyageur inquiet

Publié le 16 mai 2022
3 min
Une micro-fiction du futur, pour penser le présent.

« Incident détecté… Incident détecté… Incident… »
En sursaut, vous bondissez hors de votre fauteuil massant et arrachez votre casque de sommeil. Hagard, vous constatez que tout est calme autour de vous.

« Incident détecté… Incident détecté… Incident… »
Vous interpellez Elena, votre assistante personnelle, dont le signal d’alerte se répète à l’infini.
Malgré la sérénité apparente des lieux, une vague de panique se fait sentir dans votre voix.
« Elena ? Elena ?! Arrête ! »

Sans autre commentaire, Elena coupe son système d’alarme.

Votre cœur bat douloureusement dans votre crâne… Vous n’auriez pas dû vous laisser aller à boire toute la bouteille de Châteauneuf du Pape hier soir. En même temps, depuis que la Haute Autorité de la Santé publique et du Bien-être collectif a interdit la consommation de toute forme de fruit fermenté, vous ne pouviez pas vous permettre de laisser la moindre trace derrière vous.

Et puis ça vous a rappelé de beaux souvenirs, vos dernières vacances dans le Rhône où vous vous étiez adonné à votre passion de l’oenotourisme. Un fabuleux périple, de bonnes tables en magnifiques paysages, ponctué de rencontres inattendues et pittoresques dans des bistrots comme on n’en voit plus.

C’était juste avant la Grande Immobilisation.

Après la subite pénurie pétrolière des années 30, se déplacer pour son plaisir était devenu pour certains très mal vu, pour beaucoup complètement impossible. Avec votre niveau de vie, vous auriez pu vous permettre de poursuivre vos voyages, mais le déploiement des Elena et le matériel associé vous avaient paru si convaincants à l’époque que vous aviez renoncé sans difficulté à votre véhicule personnel, jusqu’à abandonner toute velléité de sortir de chez vous.

La technologie avait atteint de tels sommets de réalisme que la notion même de voyage avait perdu tout attrait. S’immerger dans l’ambiance sonore de la Piazza Navona, humer les effluves des moteurs 2-temps des vespas qui vrombissaient en tous sens, sentir sur sa peau la tiédeur du soleil de mai, tout ceci était désormais à portée de main grâce à Elena, assidue programmatrice d’un équipement sophistiqué : Des vacances garanties 100% sans accroc, sans panne, sans incident, le rêve à portée de main.

Sans incident… ou presque.
Le silence d’Elena vous ramène brutalement à la réalité, ce n’est pas son habitude.

Vous vous apercevez que seule la veilleuse de sécurité est allumée dans un coin de votre appartement. En tendant l’oreille, vous entendez une sorte de feulement… à peine perceptible.
« Coupure générale… alimentation coupée… je répète, coupure générale ».
Cette toute petite voix, vous la connaissez bien, maintenant. C’est celle d’Elena qui tente de survivre sur une batterie de secours, tant les pannes de courant sont fréquentes désormais.

Une idée vous traverse : que se passerait-il si vous ne rétablissiez pas le courant ? Que deviendriez-vous sans Elena, après toutes ces années passées avec elle ?

D’un air coupable, vous regardez la pièce autour de vous, de peur d’avoir pensé tout haut. Vous reléguez cette idée saugrenue, et réactivez Elena.
« Merci pour cette reconnexion. Intelligence artificielle ou non, on est bien peu de choses. »
Vous ne pouvez réprimer un sourire, heureux d’avoir hérité d’une Elena douée d’autodérision…

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Laurence Giuliani dirige Akken, agence de production sonore pour les destinations touristiques et les lieux de culture. Anciennement responsable d'un Office de Tourisme en milieu néo-rural (ou péri-urbain, comme vous voulez), manager d'artistes, productrice en label indépendant, Laurence cultive la curiosité comme carburant du quotidien. Ses marottes : le son, le tourisme culturel et le "komorebi", cette lumière qui filtre entre les arbres, comme des fêlures de timidité entre les [...]
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